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Suprémacistes. Philippe-Joseph Salazar : « Avec Charlottesville, l’internationale blanche a pris ses marques » [Interview]

Nous vous avons présenté samedi un excellent livre baptisé « Suprémacistes », l’enquête mondiale chez les gourous de la droite identitaire. Un titre racoleur (des éditions Plon) pour un livre rédigé par le philosophe Philippe-Joseph Salazar et qui témoigne de la montée de l’Alt-Right, la Nouvelle droite américaine.

Un livre en forme d’enquête via des entrevues avec les principaux acteurs de ce mouvement très divers, et plus globalement, un focus sur la droite identitaire occidentale puisque des chapitres concernent la France, l’Autriche notamment. Philippe-Joseph Salazar n’est pas sympathisant de l’Alt-Right, mais il ne livre pas là une enquête journalistique de surface, et à charge. Il a pris le temps de rencontrer ses interlocuteurs. Il ne les juge d’ailleurs pas. Il interroge. Il cherche à savoir qui ils sont. L’érudit les confronte également dans des formes de « battle » intellectuels. Le livre est intéressant. Le travail réalisé est sans doute le seul travail mainstream honnête qui l’ait été sur l’Alt Right en langue francophone depuis l’élection de Donald Trump aux USA, puisqu’en France, nos journalistes n’ont jamais été capables de faire un travail autrement qu’à travers le prisme de leur idéologie de gauche antiraciste.

« Suprémacistes », l’enquête mondiale chez les gourous de la droite identitaire est un livre vraiment intéressant que nous conseillons. Et sur lequel nous nous sommes entretenus avec son auteur, Philippe-Joseph Salazar, en posant les questions que nous estimions les plus pertinentes sur l’ouvrage.

Breizh-info.com : Tout d’abord, pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Philippe-Joseph Salazar : On dit que je suis “philosophe”. C’est une appellation attrape-mouche tellement dévaluée par les medias que j’hésite à l’assumer en public sans y apporter immédiatement un éclaircissement. A savoir que j’ai contribué à développer un champ spécifique : la rhétorique. Pas la rhétorique trucs de foire par certains commentateurs télé, des valets de comédie, mais la rhétorique comme technologies de pouvoir : comment des opinions se façonnent en argumentaires, qui passent alors pour des évidences, qui servent à leur tour de leviers politiques, avant de se coaguler en plateformes idéologiques – et tout passe par des discours. J’ai assez bien décrit ces technologies dans mon Hyperpolitique . Je suis donc rhétoricien.

Breizh-info.com : Qu’est-ce qui vous a amené à vouloir écrire sur l’Alt-Right aux USA ?

Philippe-Joseph Salazar : Je voyage aux Etats-Unis depuis que je suis jeune homme. J’y publie régulièrement. J’ai habité à Washington, et j’ai toujours été frappé par la vivacité de leur culture politique au point d’annoncer, un livre Capitol Rhetoric, que je n’ai jamais écrit car j’avais pu observer un phénomène encore plus important, la levée, lente et résiliente, de ce qui deviendra l’alt right. La guérilla des discours djihadistes me préoccupait aussi. Qui donna mon livre sur la rhétorique terroriste islamique, Paroles armées . J’avais été frappé à quel point les militants des deux mouvances étaient « cyber rhétoriques ». Et puis les Etats-Unis sont un incubateur de rhétorique politique : on se flatte, en France, en rabâchant que la « French Theory » fait la loi sur les campus et les cercles intellos américains. Mais on ne voit pas que les idées américaines ont encore plus de force, et mènent le bal: du LGBTQ et du « genre », à « #metoo », à la « haine », en passant par la « gouvernance » et la « résilience », et au déboulonnage de statues, pour arriver justement à l’alt right. Tout le discours politique français est imbibé de lieux communs venus d’Amérique. Nous sommes des éponges qui s’ignorent. Et l’alt right fait partie de ce scénario où l’Amérique est justement en pointe et ouvre la voie.

Breizh-info.com : Cette dernière existe depuis de nombreuses années. Pourquoi datez vous sa réelle percée à l’occasion des évènements de Charlottesville

Philippe-Joseph Salazar : Voyez-vous, une idéologie qui prend forme a besoin, à un moment, d’une « scène primitive », ou d’une scène fondatrice par quoi, d’un coup, tout se met en faisceau : les idées, les hommes, les symboles, les discours. Un montage rhétorique, verbal, visuel, humain se met alors en place, comme un totem si vous voulez, qui ancre dans une tribu la naissance de l’idéologie dans les esprits – et vis à vis de la tribu adverse. Le totem est debout, et le totem sert de référence. Le problème stratégique de Black Lives Matter est que le mouvement recherche désespérément une scène fondatrice : alors ils vont d’émeute pour bavure policière en autre émeute pour encore une bavure policière, mais cette quête qu’un psychologue dirait hystérique révèle simplement qu’il n’existe pas pour BLM de scène fondatrice qui coagule le discours en idéologie. L’alt right, par contre oui : avec Charlottesville, qui propulsa la scène fondatrice sur la scène des médias justement, l’internationale blanche a pris ses marques. C’est le totem, et voilà pourquoi je consacre un chapitre à l’icône de ces journées, un jeune étudiant alt rightiste.

Breizh-info.com : N’y-a-t-il pas un fossé profond entre le titre de votre livre (qui certes doit faire racoleur) et son contenu ? Car dans votre livre, la plupart de vos interlocuteurs réfutent le terme de suprémacisme non  ? Le terme gourou n’est-il pas un peu insultant par ailleurs, d’autant plus que vos entrevues ne laissent jamais transparaitre ce type de jugement de votre part ?

Philippe-Joseph Salazar : Le titre, le graphisme de la couverture et le sous titre ont été l’occasion d’un échange vigoureux entre moi-même, l’éditeur et mon mentor d’édition, Emmanuel Lemieux , qui soutient mon travail depuis plus de dix ans. Mon titre de travail était « ce qui vient » – comme je pense souvent en anglais, « it’s coming ! ». Evidemment un livre c’est un produit de marchandisation, donc couverture et titre doivent accrocher. Cela dit « suprémacistes » est le terme courant : en rhétorique on cherche toujours, pour entrer en accord avec un auditoire, à commencer par user des mots que l’auditoire a à sa disposition. « Suprémacistes » c’est ça. Ensuite le livre, dès la première page et au cours des rencontres qui vont de la Virginie à Copenhague, de Vienne à Dublin, d’un meeting nordiciste à la tour de Renaud Camus, décortique le terme et montre qu’il est faux.

Quant à « gourous » le mot a déplu au viennois Martin Lichtmesz, de la revue Sezession. J’eusse préféré « maître à penser » mais de toute manière vu le suivi influent de cette revue, Lichtmesz est, même s’il le refuse, quelqu’un qui exerce une maîtrise sur la rhétorique identitaire. Donc pour reprendre votre image : je mets les lecteurs au bord du fossé mais dans la safe zone du cliché « suprémacistes », et puis je les fais descendre en rappel: allons donc voir le fond de l’affaire, je vous guide !

Breizh-info.com : Qu’est-ce qui selon vous unit l’Alt-right américaine et le mouvement identitaire blanc en Europe ? Qu’est-ce qui les sépare ?

Philippe-Joseph Salazar : Question génétique très intéressante. D’une part l’alt right américaine, je pense à Greg Johnson et Jared Taylor, lit les classiques de la Réaction française, depuis les auteurs contre-révolutionnaires jusqu’à des auteurs tombés en déshérence comme René Guénon, et les classiques du fascisme littéraire français, Bardèche par exemple. Lit ou connaît ? Avec le Web les fragments d’idées circulent plus vite que la véritable lecture. Mais peu importe car une idéologie fonctionne à plusieurs niveaux rhétoriques. Du bricolage efficace. Et puis les écrits de la Nouvelle Droite, pas si nouvelle que ça maintenant, même s’ils ont mis des décennies à percoler en Amérique et en Scandinavie (et j’en fais un tableau factuel) ont maintenant une efficacité tardive et sélective, par Faye en particulier. J’ignore ce que François Bousquet pense du compte-rendu de notre rencontre qui fut courtoise et enrichissante, mais ma conclusion est plutôt nuancée sur l’influence actuelle des Français.

Voilà le peloton, disons, avec des braquets différents, et l’alt right américaine en échappée. Les différences ? Un aspect fort de l’internationale blanche est le refus des nationalismes type patriotismes nombrilistes salut romain-pas de l’oie-cara el sol: un de mes interlocuteurs, le philosophe croate Tomislav Sunic, explique bien cela. Donc on va de l’alt right américaine, un peu irlandaise avec le jeune doctrinaire Keith Woods, à des cultures continentales européennes de l’identité raciale blanche, qui varient sans s’opposer. Il est clair que la vision d’un Götz Kubitschek est imprégnée, comme j’essaie de la décrire, d’une passion particulière du terroir germanique. Que les Nordicistes varient – lisez mon dialogue sur Platon ( !) avec un jeune étudiant danois Je dirais donc que ce qui les sépare n’est pas ce qui séparait jadis les nationalismes intra-européens qui ont provoqué deux guerres mondiales, car le sort du monde s’est joué, deux fois, sur ces nationalismes et rien d’autre, mais des approches différenciées et nuancées afin, et c’est le but unificateur, de désarrimer la « race blanche européenne » – c’est leur motif – du reste du monde, et se focaliser sur sa survivance.

Breizh-info.com : Les témoignages que vous avez recueillis témoignent également de profondes différences entre vos interlocuteurs. Différences générationnelles notamment dans la façon d’appréhender le monde. C’est ce que vous avez ressenti ?

Philippe-Joseph Salazar : Il existe plutôt entre eux un continuum. Je suis aviateur : entre un novice et un chevronné il existe une égalisation éthique due au risque. Le risque vital crée une égalité humaine. J’ai pu observer le même phénomène dans la variété de mes interlocuteurs : des jeunes aux seniors, tous sont égaux, et se parlent d’égal à égal car ils parlent le même langage sur fond de risque vital. Il n’y a rien de cette fausse déférence sociale envers les « anciens », « et merci à vous », comme on dit maintenant, mais un respect réel pour ceux qui sont venus avant vous mais qui sont jugés à la qualité de leur action et de leur engagement – face aux risques factuellement considérables qu’ils ont pris et qu’ils prennent. Le test est celui de la sincérité éprouvée et commune. Les avant-gardes révolutionnaires sont souvent comme ça : des phalanstères.

Breizh-info.com : Vous n’êtes pas journaliste et vous avez réalisé pourtant un vrai travail de terrain, de journaliste, comme ceux de la presse mainstream ne font pas aujourd’hui en France. Comment expliquez vous qu’il faille attendre votre enquête pour réellement avoir un aperçu résolument objectif de ce qu’est la droite alternative américaine, loin des clichés véhiculés par nos médias subordonnés à l’AFP et aux agences de presse qui dictent l’information ? Il suffit pourtant de lire votre livre pour se rendre compte qu’il ne s’agit pas de terroristes en puissance…

Philippe-Joseph Salazar : Merci pour le compliment ! Enquêter sur le terrain j’ai appris ça en faisant un doctorat d’anthropologie : je suis allé observer l’apartheid sur le vif. Il y eut un coût personnel à ce deuxième livre, L’Intrigue raciale (1989). Georges Dumézil, que j’ai connu et qui m’a influencé, était un philologue mais un homme de terrain, crapahutant au fin fond du Caucase. L’enquête rhétorique exige qu’on aille écouter, in situ, parler directement, entrer dans des lieux familiers, visualiser la parole sur sa souche si vous voulez – dans Suprémacistes je décris la bibliothèque de John Derbyshire; ma rencontre avec un jeune d’Identity Evropa a lieu dans un site mémoriel fascinant. Une rhétorique est toujours enracinée. Alors il faut descendre dans la mine au lieu de rester le derrière sur une chaise devant un ordinateur à trafiquer des redites. Les médias sont chacun dans une bulle propre. Et c’est bien: ça me permet de cerner tout ce qu’ils ignorent, et de cerner comment ils fonctionnent, hors terrain. Evidemment les médias se rabattent sur « terroristes » car c’est le langage dominant. A propos de « terroristes » ? Mes interlocuteurs condamnent tous le recours à la violence. Je pense que certains sont prudents en l’affichant, et que d’autres sont sincères. Mais peu importe. Tout dépend de la définition du terme, et elle varie avec les législations. Le sens profond est par contre stupéfiant : lorsqu’un magistrat romain décidait qu’il fallait expulser du territoire national un individu qui présentait un danger pour la communauté, il appliquait le jus terrendi, le droit à terrifier. Le vrai terroriste, c’est le magistrat qui terrifie hors du territoire le criminel. Alors oui, dans le très noble sens du droit romain, les identitaires veulent exercer le jus terrendi puisqu’ils veulent que le « grand remplacement » cesse. Je ne crois pas que cette réflexion sera du goût de tout le monde. Mais c’est un fait de la tradition juridique la plus illustre.

Breizh-info.com : Finalement, quel regard de philosophe portez vous sur l’émergence à travers le monde occidental de ce nationalisme blanc, pas nostalgique des écueils du 20ème siècle, ni complexé ? Est-ce une menace comme certains le prétendent ? Ou simplement un sursaut presque naturel de jeunes hommes et de jeunes femmes qui ne sont plus au centre du monde eu égard d’une démographie qui ne témoigne pas en leur faveur ?

Philippe-Joseph Salazar : Cataloguons ! En philosophe moral, et je songe ici à mon entretien avec Caroline Sommerveld, je pense que l’internationale blanche, ou le « racisme intégral » comme je le nomme, tire sa force de la sincérité de convictions portées par les jeunes générations, et soutenue du travail en amont de leurs aînés qui, vraiment, ont parfois été pris de court devant leur propre résurrection après des décennies de galère. Une sincérité qui s’allie à de la ténacité face à l’ostracisme. En philosophe rhétoricien, je ne peux que constater la richesse des lectures, l’agilité des interactions, et l’habileté des argumentaires. En philosophe politique, je ne crois pas au sursaut car si eux « sursautent » pourquoi pas d’autres ? Ce n’est pas une catégorie d’analyse. Je pense plutôt à l’épuisement d’un cycle idéologique et politique qui portait avec lui un encadrement libéral dans les mots, mais autoritaire dans les règles, bienfaisant au coup à coup mais tablant sur une balkanisation intérieure des populations, et qui aura duré tant que la circulation des élites permettait de maintenir à flot l’illusion de la bienveillance et du faux partage.

En philosophe anthropologue je crois discerner chez les identitaires de l’alt right internationale – et je sais que ça va faire bondir – un certain héroïsme des convictions, résolument tourné vers le futur, et similaire en cela à celui des communistes révolutionnaires de jadis. Une menace ? En philosophe attentif aux mots je vous réponds qu’une « menace », en latin, est une roche en surplomb qui risque de vous tomber dessus, et de vous écraser. Si j’étais en bas, je serais inquiet.

Propos recueillis par YV

Crédit photo : DR
[cc] Breizh-info.com, 2020, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine

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Une réponse à “Suprémacistes. Philippe-Joseph Salazar : « Avec Charlottesville, l’internationale blanche a pris ses marques » [Interview]”

  1. K dit :

    Et l’antisémitisme…n’est pas dans la liste ! C’est pourtant actuellement la 1ère source de diabolisation …demandez à Soral, Ryssen, etc etc…!

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