Paul Conge : « Les droites radicales prospèrent sur certaines faiblesses structurelles de la France contemporaine » [Interview]

Paul Conge est journaliste à Marianne, où il couvre, entre autres, les questions judiciaires. Il vient de publier Les Grand-remplacés. Enquête sur une fracture française aux éditions Arkhê. Voici comment son éditeur présente le livre :

Votre voisin de bureau s’est mis à clasher les bobos serviles, à dévorer les livres d’Alain Soral ou de Papacito, à s’épancher sur la virilité perdue de l’homme post-moderne ? Bienvenue chez les grand-remplacés : ceux qui haïssent les hommes-soja, leur mode de vie de « tantouzes » et qui redoutent une immigration de masse.Des « petits Blancs de banlieue » aux cadres des métropoles, une lame de fond identitaire se propage. Elle s’appuie sur la peur du déclassement, l’absence de réponse des élites, et une forte réticence face à une société de plus en plus métissée. De fait, aujourd’hui, un Français sur deux croit au grand remplacement. De ces angoisses contemporaines, des idéologues font commerce : ils se reconvertissent dans le coaching en séduction, le jeu vidéo, l’édition, le porno, les sciences alternatives ou le tuning. Les plus radicaux s’exilent dans les pays de l’Est pour régénérer la « race blanche »… Cette nébuleuse prend la tête du débat public, irrigue de ses punchlines nos conversations et remplit un vide idéologique. Déboussolés, leurs adversaires à gauche accusent plusieurs trains de retard. Cette poussée des droites radicales prospère sur les faiblesses de nos sociétés. Elle est l’affaire de tous.

Nous avons lu le livre (peut être pas assez sérieusement d’ailleurs, puisque certaines questions sont mises à mal avec pertinence par l’auteur dans l’interview qui suit). Il en résulte une plongée dans un monde parallèle qui semble fasciner les journalistes de la presse mainstream, celui de la « fachosphère » très virtuelle. Pas la « fachosphère » militante de terrain (ou très peu) mais plutôt celle qui consomme (des livres, des vidéos, de la musique) celle qui rédige (des blogs, des journaux), celle qui s’est constituée, grâce à Internet et aux réseaux sociaux, une audience exponentielle par rapport à ce qu’elle aurait été il y a encore 20 ou 30 ans.

Avec en son sein, à boire et à manger, et surtout des idées, des courants particulièrement divers, c’est d’ailleurs ce qui laisse une sensation bizarre en lisant ce livre où l’auteur fait pages après pages se côtoyer des gens bien trop différents pour appartenir à une même communauté (si ce n’est une communauté ethnique, à laquelle appartient aussi Paul Conge dans ce cas…)

Le titre « Les grands remplacés » les place par ailleurs de facto en position de victime, de soumission, là où une bonne partie des publics décrits n’ont justement pas envie de se rendre ou de se résigner, mais cherchent eux aussi un avenir qu’ils estiment être potentiellement meilleur que celui que la République française leur propose aujourd’hui.

Pour Paul Conge, qui observe ce petit monde avec un oeil journalistique certes, mais aussi avec un oeil partisan – bien qu’il s’en défende dans l’interview que vous lirez ci-dessous – il y a tout de même une forme d’obsession. La peur que « les idées d’extrême droite » pénètrent des esprits fragiles, manipulables, maléables. L’espoir aussi, que certains, comme le Jérôme de la conclusion (que nous pensions être Jérôme Rodriguez) échappent à cette « récupération ».

Mais pourquoi ne pas admettre simplement que le système actuel, son évolution, les changements profonds qui traversent notre société (y compris la tendance au métissage dans les métropoles, y compris une immigration extra européenne imposante qu’il faut être aveugle pour ne pas voir et sentir grandir) puisse provoquer un rejet chez des citoyens, des hommes libres ?

Mais également amener ces derniers à avoir d’autres grilles d’analyses, de ressenti, de lectures, que celles qui servent à former aujourd’hui les élites politiques et médiatiques qui dirigent notre pays, avec de moins en moins de légitimité électorale, et avec une défiance qui va crescendo, numériquement comme en terme d’influence… ce que Paul Conge appelle peut être « le casse du siècle des nouveaux identitaires » ?

Pourquoi vouloir à tout prix chercher une explication, et même presque considérer que celui qui rejette l’immigration et ne croit pas dans un avenir commun serait presque anormal ?

Au final, l’ouvrage de Paul Conge,  Les Grand-remplacés. Enquête sur une fracture française, doit être lu pour ce qu’il est : une plongée sociologique et journalistique en surface plus qu’en profondeur – sinon le livre devrait atteindre les 1000 pages plus que les 300 – dans ce qui constitue aujourd’hui en France une partie, et une partie seulement, de ceux qui entendent incarner la résistance au système global…

Nous vous proposons ci-dessous de découvrir l’interview que nous a accordée Paul Conge.

Breizh-info.com : Quel est le postulat de départ de votre enquête ? Quelle prétention a-t-elle ?

Paul Conge : Le postulat est que les droites radicales françaises disposent d’un soft power grandissant. Mon livre se demande comment elles ont acquis cette force de frappe. Autre postulat : les méthodes de ces mouvances en vue de mener la bataille culturelle et de recruter des ouailles ont fortement évolué. Cette enquête n’a aucune prétention, si ce n’est de renseigner sur la nouvelle génération de droite radicale… Une mouvance qui a multiples visages.

Breizh-info.com : N’y a-t-il pas une forme de mépris à qualifier de « grands remplacés » de « petits blancs » ceux qui, en France comme dans d’autres pays occidentaux, estiment que d’autres, petits à petits accaparent les terres de leurs ancêtres ? 

Paul Conge : Il n’y a aucun mépris derrière l’usage de ces termes : beaucoup revendiquent eux-même, et explicitement, d’être des « petits Blancs ». C’est le cas par exemple de responsables de Génération identitaire (chapitre 1), de certains joueurs (chapitre 5), quand des éditorialistes comme Gilles-William Goldnadel (chapitre 7) ou des influenceurs royalistes comme Papacito (chapitre 4) l’utilisent aussi dans un sens affectueux. C’est même devenu un étendard pour certains Français, nous leur avions d’ailleurs dédié tout un dossier dans L’Express l’an passé.

Pas besoin d’aller très loin dans cette enquête, d’ailleurs, pour entr’aperçevoir mes propres réserves quant à l’utilisation de cette expression, popularisée par Aymeric Patricot dans Les Petits Blancs (Plein Jour, 2013). A l’inverse, dans Les Grand-remplacés, elle reste entre guillemets : la référence constante à la couleur de peau de la part des Français pauvres et relégués me semble en effet contestable. Ces difficultés lexicales sont explorées dans le premier chapitre.

Quant au mot « grand-remplacé », c’est une expression qui commençait à émerger. Elle paraît en fait très adéquate, puisque l’adhésion ou la référence à la théorie du « Grand remplacement » est quasi-systématique chez les personnes (plus de 70) interrogées dans ce livre. Quant à cette idée que les immigrés « accapareraient » la France, c’est votre interprétation toute personnelle.

Breizh-info.com : Vous citez uniquement les travaux d’Hervé le Bras pour balayer d’un revers de la main l’idée d’un changement progressif de population en France. Quid des travaux de Michèle Tribalat, de Jean-Paul Gourévitch, qui écrivent à peu près l’inverse ? Peut-on dire que votre grille d’analyse de départ de votre enquête (mais également vos opinions politiques au delà de votre statut de journaliste) apporte une forme de biais à prendre en compte avant de lire l’enquête ?

Paul Conge : Soyons précis : je cite les travaux d’Hervé Le Bras, dans le prologue, dans un paragraphe, pour critiquer l’idée qu’il existerait une « substitution » ou un « remplacement », qu’on « effacerait » voire qu’on « génociderait » la population française, car cela apparaît pour une absurdité démographique et anthropologique. Le métissage n’est pas le remplacement. Les travaux de Tribalat et Gourévitch souffrent d’écueils méthodologiques, c’est pourquoi je ne les cite pas. Pour le reste, Les Grand-remplacés est un travail journalistique, ce n’est pas de l’opinionisme. Si la neutralité parfaite n’existe pas, l’ouvrage s’efforce néanmoins d’être équilibré et impartial. Il ne prend aucune posture. Il prend le temps d’expliquer et de comprendre. Mes opinions politiques ne s’expriment nullement dans ce livre.

Breizh-info.com : Vos choix de personnages, décrits dans votre livre, ne sont-ils pas caricaturaux ? Pourquoi n’avoir cité que rapidement les principaux acteurs de ceux qui constituent certains paragraphes de votre livre (pas de longue interview des responsables des éditions Ring, de TV Libertés, de Génération identitaire, de Renaud Camus…) ? 

Paul Conge : Etrange question, cher Yann… puisque David Kersan, responsable des éditions Ring, est interviewé, de même qu’un ancien salarié de la maison d’édition (page 213 et 216) ; Martial Bild, patron de TV Libertés, l’est également (page 232-232) ; de même qu’un porte-parole de Génération identitaire (page 26-27). Seul Renaud Camus manque en effet au bataillon, mais cet ouvrage porte sur la nouvelle génération. Quant au côté prétendument caricatural de mes personnages, cette analyse vous appartient… Lesquels le seraient ? Stéphane, femme de ménage dans un quartier populaire de Moselle ? Pierre, CSP+ parisien fan du vidéaste Raptor ? Kroc Blanc, rappeur identitaire en colère dont le commerce des parents a été écrasé par le rouleau-compresseur de mondialisation ? Pour l’essentiel, je les trouve au contraire complexes et pluriels.

Breizh-info.com : Vous parlez des acteurs de ce que vous nommez la droite radicale presque comme si ils étaient  pour la plupart d’entre eux des manipulateurs d’individus n’ayant pas de libre arbitre, comme si ils n’étaient que des victimes récupérées dans une escarcelle. N’y a-t-il pas une forme de mépris de classe (ou de mépris vis à vis d’une partie de la France périphérique incomprise par des journalistes enfermés dans un monde très parisien) ?

Paul Conge : Curieuse interprétation. Cet ouvrage montre plutôt qu’il y a une offre et une demande politique. Qu’il existe une rencontre entre une sociologie et une idéologie. Et qu’il y a, entre les deux, une complexité de relations : certes, des représentants de la droite radicale ont adopté une stratégie culturelle explicitement dirigée vers certaines strates reléguées ou en voie de relégation de la société française. Mais il existe aussi, chez ces dernières, de fortes résistances, comme chez les adeptes du tuning, dans la France rurale, qui ne goûtent pas toujours la prose nationaliste du Rassemblement national.

Reste que certaines cibles tombent bel et bien dans une « escarcelle ». La confrérie racialiste Suavelos, par exemple, capte tout un tas de jeunes gens à la vie sinistrée qui n’étaient pas politisés au départ. Ses représentants « politisent » donc à leur profit les difficultés sociales qu’ils rencontrent, en les poussant vers une lecture raciale de la société. Faire de la politique, c’est convaincre, d’une certaine manière… Dans ces pages, vous trouverez aussi nombre de très jeunes gamers qui se font harponner en ligne. J’interviewe un rabatteur suprémaciste blanc qui recrute sur des plate-formes de jeux vidéo (page 148). D’autres sont malgré eux exposés à des propagandes (allant du discours identitaire au discours néonazi) qu’ils incorporent en partie. Sans en faire des victimes, il faut bien voir qu’ils représentent des cibles de choix. Papacito, lui, s’attèle à fabriquer un « Contre-Canal+ culturel », en vue de gagner la bataille des idées, donc d’amener du monde à lui et à ses idées. Mais ce combat n’est évidemment pas gagné d’avance.

Et si le regard de nombre de médias sur les habitants de la France rurale et périurbaine est très problématique, et souvent méprisant, Marianne mène au contraire un travail de grande qualité sur la France périphérique. J’aurais quant à moi du mal à la mépriser : j’y ai grandi, elle a fait de moi ce que je suis.

Breizh-info.com : Au final, quelles conclusions tirez vous de cette fracture française sur laquelle vous avez enquêté ? J’ai eu du mal à comprendre le lien avec votre conclusion sur celui qui s’apparente être Jérôme Rodriguez…

Paul Conge : Le « Jérôme » de ma conclusion n’est pas Jérôme Rodrigues. Le mien habite Chartres, en Eure-et-Loir. Il a été éborgné par un membre des forces de l’ordre sur les Champs-Elysées. Il aurait sociologiquement et circonstanciellement toutes les raisons de basculer à l’extrême droite — d’autant qu’il a été exposé à sa propagande — et pourtant il a refusé de s’égarer dans une lecture racialiste de la société française. On comprend pourquoi en lisant le livre.

Mais venons-en à ma conclusion, elle est que les droites radicales prospèrent sur certaines faiblesses structurelles de la France contemporaine : paupérisation de la classe moyenne, délitement de solidarités familiales, individualisme triomphant, crainte du déclassement, absence de réponse ou incurie des élites… Autre conclusion : les nouvelles générations de droite radicale sont devenues plus pop, plus drôles, plus technophiles que leurs aînés. Elles parviennent à toucher des publics qu’elle n’intéressait pas auparavant. Voilà un avertissement pour leurs concurrents…

Propos recueillis par YV

Illustration : DR
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