Dans la famille, le mal jaune percole de génération en génération depuis que mon grand-père paternel est revenu en 1902 de la guerre des Boxeurs avec dans son fourniment nombre d’histoires sur l’Empire du Milieu qui ravissaient ses enfants et quelques habitudes qui enquiquinaient son épouse. Si le fait de prendre son thé fumé sans sucre et sans lait pouvait passer pour une fantaisie culinaire, en revanche éructer bruyamment en fin de repas pour témoigner de sa satisfaction suscitait plus qu’une muette réprobation de la part de ma grand-mère. Cet esprit transgressif plaisait aux garçons qui s’empressaient d’adopter les manières orientales de leur père et qui les ont transmises à leur tour à leur propre progéniture. Je reconnais avoir longtemps cédé à cette pratique et ce n’est que le mariage qui y a mis progressivement un terme.
Plus tard, le mal jaune a été ravivé par ma rencontre avec des anciens d’Indo-Chine qui m’invitaient dans des restaurants tenus par des exilés viêt-namiens, souvent catholiques, où l’on voyait sur les murs le drapeau jaune à trois bandes rouges de la République du Sud-Viêt-nam. J’étais curieux d’en savoir plus de première main sur cette guerre car j’avais retrouvé dans les papiers de famille la lettre informant mon père de la libération de son fils aîné des camps communistes après le cessez-le-feu de 1954.
Revenu dans le Pays bigouden depuis 1971, je croyais bien en connaître les ressources gastronomiques et c’est avec étonnement que j’ai appris par un ami l’existence de l’Asia à Loctudy qui, selon lui, méritait le détour.
Je me suis renseigné sur la toile et j’ai tout de suite compris qu’Arnaud le patron n’est pas du genre commode. Il est rare qu’un restaurateur prenne autant de soin à suivre les commentaires déposés sur les différents sites, de Google maps à Trip Advisor et qu’il se donne la peine de répondre aux avis positifs, le plus grand nombre, comme aux avis négatifs.
On sent le chef qui réagit au quart de tour quand la critique peu amène est injuste ou malveillante. Comme je le comprends. Il est insupportable de lire des opinions qui sont fausses ou malhonnêtes, mises en ligne dans le simple but de nuire à un couple, Arnaud et Emma, qui ont à cœur de proposer une cuisine asiatique réinterprétée à partir de produits locaux frais et non transformés.
Rien de tel que ces passes d’armes pour susciter la curiosité et me voilà rue du Port à Loctudy, arrivant devant l’Asia dont la façade sans apprêt correspond bien à un intérieur fonctionnel où une serveuse souriante nous accueille et nous conduit à notre table.
Le temps de remarquer que l’équipe de service prête un grand soin aux mesures sanitaires, nous nous plongeons dans la lecture de la carte qui ferait un beau cas d’étude pour une école de « menu designers » tant elle foisonne de propositions toutes aussi alléchantes les unes que les autres. Mon attention est attirée par deux menus : Hanoï et Saigon, c’est bon signe de se souvenir des noms traditionnels des grandes capitales de l’Indo-Chine.
Un peu perdus, on finit par se rabattre sur une collection de nems, de samossas, de rouleaux pékinois, de raviolis frits et différentes entrées à se partager. En attendant l’arrivée du plat, nous cherchons un vin dans une liste des plus réduites… mais c’est un leurre. Le maître des lieux est un cousin de Bacchus et possède une cave avec plus de mille cols qui patientent à la venue du client en mesure de l’apprécier en fonction des mets sélectionnés. Nous fiant à lui, il nous a proposé un Macon village qui collait parfaitement à nos choix.
Le patron officie en salle car, m’explique-t-il, il se consacre en dehors du service à la préparation de tout ce qui peut se faire à l’avance alors que son épouse gère les fourneaux pour la cuisson à la demande. Par exemple, il pousse le perfectionnisme à mitonner les différentes sauces lui-même : cantonaise, pékinoise, curry thaï et lait de coco, saté. Il ne recule même pas devant la concoction du nuoc-mâm, à base de poisson fermenté, version asiatique du garum romain qui se produisait en grandes quantités en Armorique, notamment près de Douarnenez. Disposant d’une pêche fraîche débarquée chaque jour et du savoir-faire, c’était tentant de le faire, mais quel travail ! Ce n’est plus de la cuisine, mais de l’apostolat. Je perçois peut-être la raison d’être de cette fabrication particulière car en les goûtant je me rends compte qu’elles sont moins fortes que les recettes originales et le chef m’explique qu’il a dû adapter son offre au palais locaux, rétifs aux saveurs trop percutantes. En revanche, des jus plus musclés sont disponibles sur demande.
Pour les plats, nous optons pour un assortiment de nems, des coquilles Saint-Jacques et un crabe farci. On retrouve dans ces plats ce qui fait l’attrait du lieu : une confection maison avec des produits frais et bretons. Le porc, la volaille et le poisson sont d’ici et préparés et transformés sur place. En dehors des délicieux mochis réalisés par un artisan breton qui réussit à les exporter au Japon, tout ou presque sort des mains du couple. En closant le repas, nous découvrons un détail qui illustre bien la différence entre cette entreprise familiale et un restaurant prétentieux où les entremets sont bien souvent achetés à des industriels. Ayant choisi un baba au rhum, nous le prions de le servir tel quel, la brioche simplement fendue, recouverte de sucre glace avec son verre de rhum. Beaucoup d’établissements ne peuvent répondre favorablement à cette requête car les babas sont livrés prêts à l’emploi. Ici, aucune difficulté, nous avons reçu le dessert comme demandé avec la précision que le petit gâteau était aussi un produit maison.
Les puristes pourront pincer du nez en soulignant telle ou telle infidélité à la recette originale. Mais c’est la loi du genre. Une cuisine ne s’exporte pas, elle se traduit. Le chef et son épouse semblent bien versés dans cette écriture gastronomique et les œuvres de bonne facture qu’ils proposent à leurs convives ne sont pas lisses et aseptisées comme le papier glacé d’un magazine culinaire, elles sont rugueuses et âpres, mais riches et goûteuses, comme le journal de bord d’un explorateur du Grand Siècle.
Aujourd’hui, on a oublié le mal jaune au profit de la fièvre noire. La beurette a remplacé dans l’imaginaire exotique la Tonkinoise ou l’Annamite, le couscous règne en despote… raison de plus pour retrouver les nostalgies d’antan et de partir à la découverte de l’Asia à Loctudy. Armez-vous de patience, car ce restaurant et ses maîtres ne sont pas des produits standard. À vous de les apprivoiser.
L’Asia. 14 rue du Port. 29750 Loctudy. 02 98 92 44 45
Trystan Mordrel
Illustration : breizh-info.com
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3 réponses à “Chronique Gastronomique. Le mal jaune, quand il nous tient à Loctudy (L’Asia)”
Cuisine excellente et accueil très sympathique. Une discussion avec le chef Arnaud m’a amené à utiliser son personnage dans un roman qui sortira bientôt intitulé « le talisman de l’ambassadeur »dont une partie de l’aventure se passe à Taïwan.
Pour être un habitué de l Asia , tout est dit et dire que certains les critiques !!??
Entièrement d’accord avec vous très bonne adresse j’y ai passé un très agréable moment a conseillé…