Les français n’ont guère retenu de Félix Faure, mort dans les bras de sa maîtresse à l’Elysée en 1899, qu’il est décédé après avoir perdu sa connaissance (qui a laissé son corset sur place en fuyant) ; la rumeur publique lui attribuait même une mort par épectase, autrement dit en plein orgasme. Les russes en ont retenu autre chose : il a offert un refuge de nuit aux SDF de Saint-Pétersbourg, tradition continuée par son successeur Emile Loubet.
En août 1897, Félix Faure visite Saint-Pétersbourg, capitale de l’Empire russe ; une alliance franco-russe avait été signée en 1892. Par ailleurs Saint-Pétersbourg comptait alors une forte colonie française, entre descendants des Émigrés suite à la Révolution de 1789 et ingénieurs, architectes et autres capitalistes miniers et industriels qui accompagnaient le développement galopant de la Russie de la fin du XIXe au début de la 1e guerre mondiale.
En 1907-1909 cette communauté se dote d’une église, Notre-Dame de Lourdes, constellée de fleur de lys et bâtie selon des procédés architecturaux d’avant-garde pour l’époque, en béton armé – c’est l’église Notre-Dame de Lourdes près de la gare de Finlande, qui existe toujours et où est célébrée l’unique messe tridentine du nord de la Russie, un dimanche par mois. C’est aussi la seule église catholique à être demeurée ouverte de 1938 à 1992 ; Charles de Gaulle, en visite officielle en URSS du 20 juin au 1er juillet 1966, y a assisté à la messe.
Revenons à Félix Faure, donc. Dans le cadre de sa visite il donne 25.000 roubles pour les pauvres de la ville. La Ville décide de bâtir sur l’île Gutuev, à l’ouest du centre et près du port maritime, un refuge de nuit pour les SDF. Comme les haltes de nuit actuelles, ces refuges n’étaient ouverts que du soir au matin, les SDF pouvaient y sécher leur affaires, se laver, recevoir une livre de pain et du thé chaud.
Comme l’écrit le périodique architectural Zodchii (1872-1924) à ce sujet, « lors de la conception du projet de refuge, l’attention a été portée sur la possibilité de loger un maximum de personnes dans le refuge, tout en restant dans les limites financières du don et en excluant tout luxe ou tout confort auquel ils ne sont pas habitués. Ces exigences ont empêché l’installation de chauffage central et des châlits à un étage, il a fallu prévoir des pièces très simples et les seules installations qui étaient indispensables ». L’architecte voyer de la ville Evgueni Petrovitch Weinberg a établi les plans.
Le gros œuvre était achevé le 15 janvier 1901, mais l’équipement n’a pu commencer qu’en juin 1902 du fait de retards liés à l’adduction d’eau courante ; le bâtiment a été béni le 27 décembre 1903. En brique, avec une toiture en fer, des ailes sous voûtes de béton et une grande salle dont on voyait directement la charpente, isolée tout de même du toit, des sols goudronnés, ce refuge avait deux étages de châlits dans une grande salle pour 160 places, l’eau courante, une grande cuisine, des toilettes et une salle de bains et deux bornes incendie.
Les travaux ont coûté 25.150 roubles, et 2000 de plus pour l’adduction d’eau et l’aménagement des abords. Le refuge a été baptisé « refuge de nuit Félix Faure ».
Du 14 au 27 mai 1902, le successeur de Félix Faure, Emile Loubet, a lui aussi visité la Russie, et décidé de continuer cette tradition d’aider les SDF russes. Il donne en effet la même somme pour les pauvres de la Ville de Saint-Pétersbourg, qui construit juste à côté du refuge de nuit Félix Faure un second refuge, sur le même plan, mais prévu pour 80 SDF seulement, car il n’y a qu’un étage de châlits. C’est l’architecte Vassili Aleksandrovitch Kenel’ qui s’est chargé de la construction, achevée en 1906.
Sous l’URSS, un second étage a été ajouté aux bâtiments qui ont par la suite été réunis. Ils appartiennent depuis les années 1960 au Sevzapmorgidrostroy, qui les a rénovés en 1998-99 et y a établi des bureaux. On peut trouver en ligne une étude détaillée sur les bâtiments, en russe, avec les plans (pignon ; plan intérieur ; plan de ville en 1913 ; élévation sur cour). Ces bâtiments ont par ailleurs été briévement classés à l’équivalent russe de l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques, entre 2001 et 2002.
Toujours debout – mais pas à l’abri d’une reconstruction ou d’une destruction – ils peuvent être vus rue Dvinskaya, au numéro 12, près du « nouveau port » de Saint-Pétersbourg. Aucune plaque ne rappelle, sur les bâtiments, leur naissance grâce aux largesses des présidents français, et on ne trouve pas mention, sur les sources officielles ou autres françaises, des dons d’Emile Loubet et de Félix Faure aux pauvres de Saint-Pétersbourg, dont seuls les russes semblent se souvenir, à l’époque où pour les français bercés par Michel Strogoff, la Russie était plus un eldorado économique qu’un argument de facilité pour justifier toutes les errances militaires, diplomatiques ou géopolitiques.
Louis-Benoît Greffe
Crédit photo : DR (photo d’illustration)
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