Chroniques vouées à l’ensauvagement (2)

Deuxième partie des chroniques vouées à l’ensauvagement, signée Morasse.

… Et, à la Chambre (dès le 10 et non le 14 comme il est dit précédemment), le député Beauregard détailla les comptes : le total des deuxième et troisième colonnes, « l’hypothèque ajoutée à la fortune du propriétaire », se montait à « deux cent millions plus deux cent trente cinq millions… » on trouvait déjà presque un demi-milliard à retirer du total. « Colossal ! c’est textuel ! ». Ce qui réduisait de moitié les espoirs financiers de la République. Mais il y avait aussi ce que l’indélicat liquidateur avait détourné… L’escroquerie devenait énorme et s’élevait déjà à « dix millions de francs » (un franc 1900 = 3,7 € d’aujourd’hui).

De nombreux députés et sénateurs, apparemment hors du coup, réclamaient une enquête. « Il faut qu’on sache qui s’est porté garant de la probité de M. Duez, et qui, enfin, a pu le protéger si longtemps », répétait M. Charles Chabert, sénateur de la Drôme et membre de la commission parlementaire. On ressortait de vieux doutes qui dataient de 1908 relatifs aux « erreurs des statistiques officielles dans l’évaluation de la fortune immobilière des congrégations ». Il y avait eu d’interminables procès, entraînant des frais énormes « et des procédés barbares familiers aux liquidateurs » notamment à Saint-Flour, Ploërmel, Saint-Brieuc… et pour les 1200 immeubles loués aux Frères des écoles chrétiennes.

La question devenait aussi morale. En principe, le produit de la vente des nouveaux « biens nationaux » devait servir aux retraites de cinquante mille religieux (30 000 nonnes et 20 000 « moines », à peu près). Bernique… Déjà on exposait la fin de vie tragique de quasi grabataires abandonnés des hommes sinon de Dieu. On parlait du refus de pension aux anciennes congrégationnistes comme les Ursulines de Tréguier ou les Soeurs du Verbe Incarné de Limoges… On relevait les ventes des immeubles qui, jadis, avaient servi aux Petits Frères de Marie, aux Frères de l’Instruction chrétienne, aux Frères de Saint-François Régis, aux Soeurs du sacré-Coeur de Jésus… On ressassait ce qu’il était advenu de la Grande Chartreuse, l’immense abbaye maintenant transformée en désert. On soulignait la vente de la liqueur à M. Courvoisier par l’habile Lecouturier… moins la liste des ingrédients « secrets » que les moines n’avaient pas révélée. Ce qui fit que ladite « Chartreuse » dut changer de nom sur le territoire national et fut même interdite de vente en Angleterre, l’habile Lecouturier ayant été débouté de l’appel interjeté par lui contre le jugement déniant à la Compagnie fermière le droit d’appeler « Chartreuse » la liqueur censément fabriquée par elle audit monastère… tss !

Cependant, Duez avait été remplacé à la tête de son entreprise. La profession faisait corps. Les liquidateurs judiciaires avaient tenu une réunion chez leur président, M. Lemarquis, réunion qui ne dura « pas moins de trois heures » et ne prit aucune décision sinon affirmer sa volonté de patienter et d’attendre « que l’information judiciaire ait établi la situation comptable exacte de M. Duez »… Et pendant ce temps, la presse essayait de reconstituer cette comptabilité fantasque mais juteuse d’un prévenu qui ne quittait sa cellule de la Santé que pour le bureau du juge d’instruction. Dans un premier mouvement, celui des perquisitions, la Justice avait mis de côté quatorze scellés que deux taxiautos avaient transporté au greffe du tribunal, « à disposition de M. Albanel ». Parmi les papiers trouvés au 17, rue Bonaparte, la perquisition avait permis de saisir un important paquet de lettres « émanant de bonnes amies de l’ex-liquidateur » et des reçus établissant que l’inculpé avait été en relations d’affaires avec plusieurs financiers et avait fait d’imposants cadeaux à diverses dames dont la plus proche était une certaine dame Poirrier (deux « r », SVP)…

En présence de son avocat, Me Maurice Bernard, l’ex-liquidateur racontait sa vie. Il avouait avoir commencé, il y avait bien longtemps, par piller son premier patron, un liquidateur du nom d’Imbert, qui « ne s’était aperçu de rien »… et, en 1901, qui lui céda sa fonction. « Ma préoccupation constante depuis cette date a été de combler le déficit qui m’accablait. En tâchant d’y parvenir, j’ai perdu quatre millions… J’avoue que les fonds que je me suis appropriés n’ont pas tous été engloutis dans des affaires malheureuses… J’ai consacré près d’un million, peut-être plus après tout, à mes plaisirs personnels… » Bien qu’âgé de 52 ans (il était né en 1858), Edmond Duez, barbu et plutôt défait, faisait le mirliflore.

Conjointement, on chercha à mettre la main sur un ancien collaborateur de Duez, un certain Martin, dit Martin-Gauthier, habitant, en principe, au 93, rue Denfert-Rochereau… lequel Martin l’avait quitté en 1907, car il s’occupait de réglements « pour son propre compte ». Juré craché, selon M. Duez, les deux hommes avaient cessé toutes relations dès cette époque… Mais la perquisition, en l’absence du locataire, permit de saisir, au fond d’une bibliothèque, « tous les comptes ès-congrégations de M. Duez ! », vingt gros dossiers qui furent ficelés, empaquetés, mis sous scellés, et transportés au greffe du tribunal…

Dans la nuit du dimanche au lundi 14 mars, on logea ledit Martin à Nevers, où il avait passé le week-end. Accompagné d’officiers de la gendarmerie qui lui avaient offert les « poucettes », il rentra à Paris par le train de nuit dans lequel il s’octroya un compartiment de 1ère classe et s’allongea sur la banquette pour dormir tout son saoul avant de débarquer à 5 heures du matin à la gare de Lyon… De là, il fut conduit à la Santé. Il en ressortit vers onze heures, ce lundi 14, pour être conduit devant le substitut Béguin pour « subir l’interrogatoire d’identité », et, finalement, devant M. Albanel. Où il commença par protester contre son arrestation, déclarant « qu’il serait bien venu tout seul »… tss ! A la suite de quoi, il reconnut avoir été « un collaborateur très précieux » pour Duez car ce liquidateur n’était pas « un légiste hors pair »… Il avait souvent recours à ses services « pour mener à bien ses opérations de ventes immobilières »… Il protesta vivement contre Duez qui l’accusait de lui avoir volé nombre de dossiers : « C’est un blagueur ! »… Cependant, M. Albanel le fit reconduire à la Santé, après l’avoir inculpé d’abus de confiance.

Les perquisitions continuaient dans Paris, tant aux diverses adresses de M. Duez et de ses collaborateurs, qu’aux « cinq domiciles » du dernier inculpé, M. Martin-Gauthier… C’est ainsi que la police fourra son nez dans « la plus dérobée de ses retraites » : le couvent de la rue de Picpus, qui avait le charme de la gratuité et les proportions « flatteuses d’une habitation princière »… Bref « un certain air d’austérité propice à l’installation clandestine d’une garçonnière écartée ». Martin-Gauthier la fit meubler et tapisser par les meilleurs artisans du faubourg Saint-Antoine, introduits en voisins. Il y fit aussi installer une « magnifique salle de bains, abondamment pourvue de jeux de glaces et de chasses d’eau où il s’initia aux splendeurs de la vie galante et à la griserie inconnue des vaporisateurs »… Mais le boucan induit rue de Picpus, « en dépit de l’épaisseur des murs », fit que le voisinage comméra et que, vers l’automne, Martin-Gauthier « jugea prudent de changer de pénates »… « Et depuis trois ans, le vieux couvent a retrouvé la paix des cloîtres abandonnés », disait-on en 1910. Les journaux signalèrent un écriteau animant la façade : « Propriété à louer… S’adresser à M. Duez. »

Duez était inculpé d’abus de confiance, de détournements de fonds et d’usage de faux. Le principal, toutefois, était la conduite de sa « comptabilité » qui lui valait d’être exposée dans pas moins de dix-sept cents dossiers… Le public s’en faisait une idée en reprenant cette assertion… Selon la loi sur les congrégations, il était prévu, pour certains ayants droit, la faculté de revendiquer les biens qui viendraient à ne plus pouvoir être employés suivant la destination qui leur avait été assignée par ceux qui les avaient légués aux congrégations… Tss ! On constatait que la dissolution desdites congrégations avait rendu possible « l’exercice fréquent de ce droit ». M. Duez, le premier… qui fit de ce droit la source principale de sa « fortune ». Et voici comment il procédait : par l’intermédaire d’un généalogiste, il faisait prévenir l’intéressé qu’il pouvait exercer le droit de revendication sur tel ou tel immeuble… Bien souvent, l’ayant droit ignorait complètement la bonne aubaine qui lui tombait du ciel et ne faisait aucune difficulté à céder 50 % du prix de l’immeuble à revendiquer au généalogiste qui opérait pour le compte de Duez… Lequel s’occupait aussi de rechercher les héritiers éloignés du religieux décédé et continuait de toucher sa part.

Le temps passant, l’opinion se désintéressa du sort des congrégations tout autant que du sort des voleurs. Car les liquidations passèrent sous le contrôle des Domaines… tss ! Le procès eut lieu à bas bruit aux assises de la Seine, fin juin 1911, sous la présidence du conseiller Planteau, M. Courtin, avocat général. Duez avait conservé son avocat, Me Maurice Bernard… lequel était assisté de M. Iung. Espérant s’en sortir avec les deux ans prévus par la loi (au plus cinq), l’inculpé patienta jusqu’au dénouement qui se produisit le 20 juin 1911… Les jurés des assises se prononcèrent sans sourciller. La délibération ne fut pas longue. La lecture des 770 questions ne prit qu’une heure, à peu près. Résultat : Duez était condamné « à douze ans de travaux forcés » !!!

Il partit pour Cayenne et l’île Royale. Il y fit ses douze ans, bénéficiant d’un régime de faveur le dispensant des travaux pénibles. Il fut bientôt chargé des services de la comptabilité… ce qui était logique. Il avait accompli sa peine sans rechigner avant de résider en Guyane selon la règle du « doublage » alors en application. Il obtint la concession de « l’îlet la Mère », à deux heures, en barque, devant Cayenne / Montjoly. Sa femme l’avait rejoint… Divorcés, ils s’étaient remariés.

Un jour de 1923, un grand reporter – Albert Londres – vint les visiter… le directeur des Douanes, qui l’accompagnait, étant venu régler une affaire. « Monsieur Duez » élevait des cochons et « Mme Péronnet », l’ex- et nouvelle – épouse, portait visiblement « la culotte ». C’est à lire dans les oeuvres du journaliste, « Au Bagne » que ça s’appelle. Edifiant…

MORASSE

La consultation de deux quotidiens de 1910-1911, Le Matin et Le Petit Parisien, nous a permis de constater que les « incivilités » (un mot actuel pour « crimes ») étaient déjà très fréquentes à cette piteuse époque. Nous devons aux mânes de ces deux titres, tirés des Enfers, de remercier leurs journalistes pour leur imaginative minutie dans la reconstitution des faits.

** M. Martin-Gauthier échappa au bras de la Justice en s’enfuyant, sans doute au Canada. Il avait bénéficié d’une liberté conditionnelle pour raisons de…Santé… Si non e vero e ben trovato.

Crédit photo : DR
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