Chacun sait, ou en tout cas devrait savoir que la France a le bonheur d’avoir élu un président, chef de l’État, philosophe. Le premier du genre. À son avènement, on ne manqua pas de rappeler son inscription à la faculté des lettres de Nanterre et sa constante présence auprès du professeur Paul Ricœur. Il en fut même l’assistant, le temps pour lui de mettre en forme La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli (Seuil, 2000). Une somme qui fait oublier L’Idéologie allemande de Marx (1846), La Seconde considération intempestive de Nietzsche (1874) ou, plus près, les fadaises d’un Marc Bloch, d’un Raymond Aron ou d’un Philippe Murray.
À Fottorino (L’Express), Emmanuel Macron n’hésita pas à confier : « Ricœur m’a rééduqué sur le plan philosophique. »
Inconnu du grand public, Paul Ricœur (1913-2005) est un immense philosophe commenté, vénéré par tout ce qui compte de cénacles universitaires. Il est reconnu comme le plus important phénoménologue français. Comme chacun devrait le savoir, la phénoménologie s’attache à la description des choses en elles-mêmes et pour mieux les appréhender, elle écarte, récuse toute construction conceptuelle…
La phénoménologie procède surtout d’Edmond Husserl, penseur d’origine juive, converti au luthéranisme, logicien réputé. Un de ses élèves les plus brillants, Martin Heidegger, l’assista jusqu’en 1933. À cette date, l’État national-socialiste déchut Husserl de ses titres, de sa nationalité allemande. Il eut le bon goût de mourir à temps, en avril 1938. Heidegger ne dit rien.
Le doctorant Paul Ricœur non plus. Il fit mieux, obtenant une bourse pour étudier à Munich, en 1939, après avoir été « soigneusement sélectionné » selon les mots mêmes de Ricœur. À cette date, il est reconnu comme internationaliste, très rouge, antifasciste… Les voies de la phénoménologie sont décidément impénétrables !
Un « fouille-merde », le sieur Robert Levy, philosophe lui aussi, est allé voir ça de plus près. Il est allé donner le résultat de ses recherches à la très officielle Revue d’histoire de la Shoah, en 2017. Bien entendu, il s’étend sur le Paul Ricœur, prisonnier de guerre en 1940, conférencier des cercles Pétain qui répandent la ligne maréchaliste. L’affaire a été commentée par d’autres et par l’intéressé qui a parlé d’un accident de parcours, d’un bref moment d’engouement. Un peu comme Paul Claudel passant d’une Ode au Maréchal à une Ode à de Gaulle…
Sauf que, en mai 1944, il retrouve dans un oflag, un de ses amis, le philosophe Georges Gursdorf qui a échappé de peu aux camps d’extermination. Juif et internationaliste mordicus, Gursdorf le prend à parti, le qualifie de traître, d’infâme. Ricœur s’effondre, pleure et demande pardon : « Je te jure bien que je ne ferai plus de politique ! »
Ricœur tient parole ou presque un quart de siècle, le temps de mener à terme son cursus universitaire. Mais, en 1970, il tombe amoureux des petits jeunes qui, à Nanterre, veulent en finir avec le vieux monde. Il devient président du conseil de gestion de la faculté des lettres. Mal lui en a pris, les plus énervés de ces gauchistes ne voient en lui qu’un laquais de la bourgeoisie. Ils lui rendent visite, le couvrent de crachats et le coiffent d’une poubelle.
Ricœur s’en va « pour raison de santé ». Il se réfugie à l’université catholique de Louvain pour gloser sur les archives du fonds Husserl. Cela s’appelle de l’herméneutique. C’est très excitant.
Encore un quart de siècle et Ricœur revient à la vie politique par le biais de réflexions diffusées par la fondation Saint-Simon. Son coup d’éclat : soutenir la réforme des retraites proposée par Alain Juppé. Rien d’étonnant qu’à cette époque le jeune Emmanuel soit séduit.
J’ai gardé le meilleur pour la fin. En 1939, donc, Ricœur est à Munich. Le 30 janvier, il écoute de bout en bout le très long discours prononcé par le Führer devant le Reichstag.
Comme à son habitude, Hitler vitupère contre « les financiers juifs internationaux » et il prévient :
« Le mot d’ordre juif “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous” sera vaincu par une réalisation plus haute, c’est-à-dire “Travailleurs de toutes les classes et de toutes les nations, reconnaissez votre ennemi commun !” »
Ricœur est interloqué, perturbé. Il travaille sur ce discours et donne son analyse à Terre nouvelle, une revue fondée par le pasteur Henri Tricot. Elle exalte, avec un certain écho, l’alliance entre chrétiens et communistes.
Ricœur s’épanche : « J’avoue avoir éprouvé une véritable angoisse en lisant le discours d’Hitler : non que je croie ses intentions pures, mais, dans une langue d’une belle dureté – j’allais écrire d’une belle pureté – il rappelle aux démocraties leur hypocrite identification des droits avec le système de leurs intérêts, leur dureté pour l’Allemagne désarmée. »
Il gémit : « Ce qui est dramatique dans la situation des démocraties, c’est qu’elles défendent des valeurs impures (…) ce sont des ploutocraties ».
Il constate : « Hitler ne songe pas du tout à organiser le monde sous le signe de la collaboration, mais lui au moins parle du dynamisme de son peuple, et non du droit éternel ! »
Il est écœuré et dit de la France : « Ce pays n’est plus capable d’idéal. Il ne semble même pas capable d’être fasciste. »
Voilà donc un bon maître qui regardait du côté d’une alliance « Rouge-brun », l’alliage infernal pour parodier Michel Audiard. Et aujourd’hui, peut-on imaginer, sous la conduite d’Emmanuel Macron, pour en finir avec l’ancien monde, mettre sur les rails le nouveau monde une vaste alliance, allant de Marine à Dray Ruffin, Mélenchon, en passant par Greg Toussaint, Zemmour, Onfray, Bigard ?
Une perspective aussi délirante qu’impossible. Paul Ricœur est loin. Son disciple l’a oublié ou n’a pas tout compris. Il est devenu de manière intangible le héraut (à défaut d’agir) de l’atlantisme, de l’européisme, du mondialisme et de l’ultra-libéralisme.
Il s’est nourri d’un autre maître. Il a fait sienne la forte réflexion du Guépard : « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change. »
Jean HEURTIN
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