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Un producteur local face au confinement, les défis de la France rurale en pleine crise du Covid-19

Antoine de Boismenu est un ancien cadre parisien reconverti depuis une douzaine d’années dans la fabrication de la célèbre fourme d’Ambert. Rencontre, en plein confinement, avec la France des bonnes idées, la France du travail, la France du bon sens, la France productrice, la France qui s’en sort malgré tout. Éleveur, producteur, chef d’entreprise, vendeur, communicant, Antoine de Boismenu est surtout travailleur.

L’épais brouillard des Monts du Forez emprisonne un hameau perdu, entre Valcivières et le col des Supeyres à 1 366 mètres d’altitude. Des estives (pâturages de montagne occupés l’été par les troupeaux d’herbivores et utilisés l’hiver comme zone de sports d’hiver), des grandes forêts de pins, des routes qui serpentent, aucun doute, c’est la France rurale qui habite ici.

Antoine de Boismenu brasse déjà son lait caillé. Les deux mains dans le petit lait, il saisit et coupe consciencieusement chaque gros morceau de lait caillé. La fourme d’Ambert c’est le plus doux des bleus d’Auvergne et la fierté des gens du coin. Deux types de production se côtoient. La production industrielle représente 5 500 tonnes de fourmes par an quand la production artisanale s’élève modestement à 200 tonnes par an. Il faut dire que la production artisanale de la fourme d’Ambert est ressuscitée dans le pays depuis quinze ans seulement. Miracle ! Patiemment, à force de travail, de relations, de qualité du produit, de saveurs, la production artisanale dispose de fidèles et solides clients et continue de progresser.

Selon Antoine de Boismenu, le brassage du lait caillé est « propice à la méditation », à cette forme de « prière » qui a déserté le monde. Ce jour-là, il repense au début de la crise sanitaire. Jusque-là, le virus ne le concernait pas ou peu. Valcivière est un de ces villages français pour qui le confinement a commencé il y a des années. La disparition des services publics et des commerces a peu à peu transformé le cœur battant de la France en sa périphérie.

Pour la GAEC des Supeyres, la crise sanitaire commence vraiment lors des décisions gouvernementales de confinement. Aussi rapide qu’incompréhensible tant les informations reçues sont contradictoires, le confinement ne change pourtant pas grand-chose au quotidien des éleveurs et des producteurs. Les vaches ne cessent pas de produire leur lait par décret.

L’impact du confinement est reçu de plein fouet non par le producteur, mais par le vendeur. Manque de chance, ou heureux hasard, Antoine de Boismenu, son frère et sa sœur sont précisément les deux, producteurs et vendeurs. Aux prémices de leurs activités, ils ont fait le choix stratégique, économique et politique (au sens noble) de distribuer leur production de la manière la plus directe. Les fourmes d’Ambert et les autres fromages qu’ils produisent sont vendus directement à la ferme, et sur le marché d’Ambert, « l’un de ces vieux marchés issus du Moyen Âge héritiers des grandes foires ».

Seulement, le marché du jeudi à Ambert a été l’objet d’une bataille. Au début du confinement, il n’a pas eu lieu, puis il a ouvert après l’intervention du Premier ministre concernant les marchés alimentaires ouverts. Les clients, ne sachant pas si le marché était ouvert ou non ne se sont plus déplacés, entraînant une perte substantielle pour les producteurs. Au début du confinement, ils se sont tristement résolus à réduire la production de 5 %. Déchirement suprême pour ces amoureux des vaches, le lait a été en partie jeté car il ne pouvait pas être conservé. Pour contrebalancer la réduction du nombre des clients, mais aussi pour répondre au besoin d’être utile et solidaire à leur échelle, ils ont aussi décidé de baisser le prix des fromages.

Enfin, la dernière trouvaille de ces génies du bon sens : le troc. Le troc de poules contre quelques fourmes est la dernière idée de la GAEC des Supeyres. L’idée répond à deux intuitions. La première est de renforcer les liens entre ceux qui sont proches, les « prochains ». L’expression biblique du « prochain » tient presque de la provocation à l’heure des gestes barrières et de la distanciation sociale qui rend tout le monde lointain. La deuxième intuition est de se passer de l’État. « Trop d’État là où c’est inutile, pas assez d’État là où il est utile », fait remarquer Antoine de Boismenu, les mains dans son lait caillé qu’il est occupé à faire rentrer dans de grands cylindres munis de petits trous pour que le lait s’égoutte petit-à-petit. « L’État ne fait pas son travail, c’est exactement pour cela que l’Ancien Régime est tombé. Quand on paie l’impôt au seigneur pour qu’il offre sa protection et qu’il est occupé à se poudrer et à danser à Versailles, on comprend que le peuple se mette en colère ». Sa colère, Antoine de Boismenu souhaite la rendre productive. Ancien juriste et ancien directeur général de la fédération des Safer, il se bat contre le maire qui refuse de lui louer des estives pour que ses vaches pâturent l’été. Il se bat contre l’administration qui, non contente de ne jamais aider les producteurs et de ne jamais les accompagner, multiplie les inexactitudes juridiques lors des contrôles. Il se bat contre l’État qui était jacobin et qui est devenu totalitaire. Antoine n’écoute plus les « hypnoses de Macron ». Il se plaint du manque de subsidiarité dans les prises de décisions. L’État décide de tout alors que l’échelon compétent est souvent la région ou la commune et encore plus souvent le producteur lui-même.

L’après-confinement, Antoine de Boismenu le redoute autant qu’il l’attend. Il attend des changements draconiens dans le mode de gestion des politiques publiques, il souhaite que les dirigeants se rendent compte du marasme dans lequel ils ont mis le pays. Ces « gens hors-sol », comme il les appelle.

Il continue de brasser de la main les petits cubes de lait caillé, qu’il va chercher dans sa grande cuve de 250 litres, soit l’équivalent de deux traites, celle de la veille au soir et celle du matin. Il aime cette sensation. Elle l’apaise, alors qu’il parle des maux dont souffre la France. Il est attaché de manière charnelle à ce pays, son pays. Il a souhaité le servir à travers le syndicalisme paysan, à Paris dans les hautes instances. Puis, cet habitué des séances de travail à l’Élysée ou à l’Assemblée a souhaité le servir autrement, en honorant ses traditions, faisant perdurer un savoir-faire, et mettant en pratique ce qu’il a toujours prêché, pour « être crédible dans ce qu’on dit ». Le retour à la terre d’Antoine de Boismenu n’est pas factice, ce n’est pas une mode de bobo, c’est l’accomplissement d’un homme qui entre en cohérence avec son âme. Il aime la France comme on aime un enfant.

« Ce pays nous appartient, on ne peut laisser aux financiers le soin de décider de son sort » dit-il avec la force que lui donne la légitimité de son parcours. Antoine de Boismenu s’est réjoui du mouvement des Gilets jaunes dès le commencement. Il sentait que ce mouvement était un mouvement de travailleurs français ayant fait le même constat que lui : l’État est omniprésent là où il ne doit pas (contrôle à outrance, impôts, carcan juridique inextricable, dossier administratif toujours plus denses et plus indispensables) et absent là où il devrait être (protection, redistribution concrète, défense contre la haute finance, etc). Un exemple parmi d’autres : la GAEC des Supeyres a dû faire appel à l’institution judiciaire pour se voir reconnaître son droit de prendre à bail des estives face à la mairie. La réponse des juridictions administratives a reconnu le bon droit de la GAEC mais n’a pas pour autant satisfait à leur demande car les petites collectivités souffrent d’un manque cruel d’accompagnement juridique. Si bien que le juge administratif ne veut pas être trop dur avec elles. Et le juriste de formation de conclure, désabusé d’un énième service public qui ne remplit plus son rôle : « le droit c’est bien tant que vous n’avez pas affaire à la justice ».

Pour Antoine de Boismenu, les politiques européennes sont elles aussi contreproductives car l’Union européenne règlemente le marché européen en empêchant les accords et en complique sans cesse les autorisations et les normes, tandis qu’elle permet la libre concurrence et la libre circulation des produits issus du monde entier.

En bon élève qui trouve grâce aux yeux à la fois fulminants et tristes du producteur de fourmes d’Ambert, la Région Auvergne-Rhône-Alpes a su, au moment d’une sécheresse, agir au bon moment, c’est-à-dire vite, quand l’État, qui a promis une aide financière, l’a finalement donnée après 2 ans et au prix d’un dossier dantesque, que beaucoup de paysans n’ont pas rempli. Tandis que les fourmes rangées dans sa cave, sorte d’armée au garde-à-vous en défilé immobile, bénéficient d’une protection locale AOP, les autres fromages de type reblochon, coulommiers et brique n’ont pas cette chance et devront affronter avec leurs seules qualités gustatives le monde cruel et froid de la concurrence.

Enfin, Antoine de Boismenu montre que la gestion de l’AOP des fourmes d’Ambert est un bon exemple de mise en pratique du principe de subsidiarité qui manque tant, selon lui, au paysage politique français. Elle a décidé, au cœur de la crise du Covid-19 de modifier un peu son cahier des charges afin de pouvoir garder les fromages plus longtemps pour pouvoir les vendre en temps voulu, laissant le choix aux producteurs de suivre ou non les recommandations en fonction de leurs productions, de leurs capacités de stockage et de leurs forces de vente.

Avant d’aller prendre soin de ses vaches, Antoine de Boismenu, contemple le paysage bosselé des Monts du Forez, protégé du soleil par le brouillard, et espère que la crise sanitaire aura un effet durable et bénéfique sur les habitudes de consommation des Français. Celui qui a fait le pari du local, du circuit court et de l’enracinement se rassure aussi en constatant que le réel lui donne raison.

Max Breuil

Crédit photo : DR Barbara Viollet
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