Pour entendre parler luxembourgeois, il ne suffit pas d’aller sur place. Dans la capitale du Grand-Duché, les devantures des magasins vous donneront l’impression d’un pays largement francophone. Et si vous pénétrez dans une boutique, vous aurez aussi toutes les chances d’y entendre des clients français acheter à des travailleurs frontaliers français de l’alcool et des cigarettes détaxées – le tout dans la langue de Molière, au nez et à la barbe du fisc tricolore.
Babylone-sur-Alzette : là où la prophétie de Renaud Camus s’est déjà matérialisée
Dans les usines hightech qui ont remplacé la sidérurgie à partir des années 70, là encore le français, avec des accents lorrains ou wallons, sera majoritaire, l’allemand étant en seconde position (les Allemands représentent un quart des travailleurs frontaliers contre la moitié pour les Français et un quart pour les Belges).
Si vous venez pour mettre à l’abri votre Livret A dans une des innombrables banques de ce paradis fiscal, vous pourrez utiliser presque toutes les langues solvables de la Terre – l’anglais étant toutefois la langue privilégiée de ce business.
Sur les chantiers de construction, il est par contre impératif de savoir le portugais – les Portugais forment un sixième de la population du Luxembourg et monopolisent les emplois du bâtiment.
Pour entendre parler luxembourgeois, il vous faudra donc peut-être quitter la capitale et vous engager dans la ruralité du Grand-Duché. Et pour plus de sûreté, pousser la porte d’une poste ou d’un centre des impôts. Là se terrent les derniers Luxembourgeois capables de causer dans l’idiome du pays.
Car c’est officiel : le Grand Remplacement a bien eu lieu sur les rives de l’Alzette. Chez ces bons élèves de la mondialisation, la moitié des 613 000 habitants est d’origine étrangère. Dans la capitale, ils sont près de 70 %. Et cela s’accélère : au cours des 20 dernières années, 67 000 étrangers ont été naturalisés : un habitant sur 10 ! Dans le primaire, les deux-tiers des écoliers sont étrangers ou d’origine étrangère… Au total, le luxembourgeois n’est plus la langue usuelle que de 42 % des habitants.
Internet au secours de la langue maternelle de Charlemagne
Pourtant, le luxembourgeois reste la langue de cœur de ce qui est maintenant la plus grande minorité du territoire : les Luxembourgeois de souche.
Certes, dans la vie économique et administrative, dans l’enseignement ou dans la culture institutionnelle (les théâtres, la presse écrite), ce sont le français et l’allemand qui l’emportent. Mais quand le public suit librement ses envies, quand la culture exprime l’intime, l’idiome national redevient n°1 dans les usages. C’est le cas depuis longtemps pour les livres et pour les émissions de télé. Il en va de même aujourd’hui sur internet : les jeunes n’ont pas les complexes d’infériorité de leurs parents et sur les réseaux sociaux ils préfèrent le dialecte qui les singularise, à une langue internationale passe-partout.
Une application internet qui fait le buzz est là pour les aider à passer le cap de l’écrit. Michel Weimerskirch, un informaticien, a conçu en 2013 le Spellchecker.lu, un correcteur d’orthographe en ligne gratuit. Ainsi les natifs peuvent vérifier l’orthographe des mots qu’ils ont sur le bout de la langue mais qu’ils ne savent pas épeler. Le luxembourgeois n’a en effet droit qu’à deux heures d’enseignement oral par semaine à l’école. De plus, les mots d’origine française, très nombreux, se prononcent ici très différemment. Ainsi courage s’entend « Kuraasch ».
Également sur internet, le dictionnaire numérique LOD, Lëtzebuerger Online Dictionnaire, propose 28 000 entrées et cherche à définir une norme orthographique nationale. Sur Wikipedia enfin, le luxembourgeois atteint la 87ème place mondiale des langues en nombre d’articles, place plutôt honorable (juste derrière le breton, à la 81ème place !).
Eis Sprooch (« notre langue ») : une complication inutile pour les milieux d’affaires, un « capital d’autochtonie » pour les milieux populaires
L’effervescence numérique autour du luxembourgeois a surpris tout le monde. Car pendant longtemps, la préoccupation pour la langue a été très minoritaire. Les militants culturels de l’Action luxembourgeoise (Actioun lëtzebuergesh) prêchaient dans le désert. Un peu comme en Belgique, la mentalité populaire ne va pas dans le sens d’une affirmation de soi. Un peu comme en Belgique, les élites mettent plutôt leur fierté à se distinguer du « bas peuple » en adoptant une culture d’importation prestigieuse. Même le très puissant mouvement ouvrier semble avoir laissé de côté la culture populaire, au profit de la seule feuille de paie. Mais les choses sont en train de changer : au moment même où elle devient minoritaire, l’identité ancestrale devient un thème politique au Luxembourg.
Déjà en germe depuis au moins 2008 (la crise), la bascule identitaire a eu lieu en juin 2015. Le peuple luxembourgeois est alors convoqué à un référendum pour étendre le droit de vote aux élections nationales aux étrangers résidant depuis plus de 10 ans. Bien entendu, consensus médiatique massif pour le oui. « L’idée venait surtout du monde économique, analyse M. Siweck, dans une interview au Monde diplomatique. Très peu de Luxembourgeois travaillent dans le secteur privé. Les chefs d’entreprise se sentent de moins en moins représentés dans les institutions, puisque l’électorat provient essentiellement de la fonction publique, qui dispose d’un syndicat puissant. Les milieux patronaux ne le supportent pas. Clairement, leur ambition était de changer la dynamique politique. » Résultat : 78 % de non. La souveraineté restera strictement nationale.
Le parti souverainiste de droite (ADR) et le parti contestataire de gauche (Déi Lénk, équivalent de Die Linke en Allemagne) ont fait de la culture nationale un cheval de bataille, poussant à l’action les partis institutionnels, eux-mêmes en pleine recomposition. Une coalition de style En Marche, regroupant le centre-gauche, les écolos et les libéraux a détrôné l’inamovible parti de centre-droit, au pouvoir depuis 1945, celui de Jean-Claude Juncker. Rompant au moins en façade avec les habitudes de ce dernier, la nouvelle coalition a mis de l’eau dans son vin mondialiste. « Avec l’accélération des migrations et un marché du travail très ouvert, très international, la position du gouvernement et même le sentiment du peuple ont changé », reconnaît le ministre de l’Éducation Claude Meisch.
Le magnifique hymne national luxembourgeois (sous-titré en anglais), écrit en 1859 par le poète Michel Lentz, dans un contexte où Paris et Berlin se disputaient la petite principauté.
Internet ne suffira pas. Des mesures protectionnistes envisagées par les pouvoirs publics
La survie du luxembourgeois suppose en effet des mesures politiques de discrimination positive et de protection. Et en sens inverse, le luxembourgeois assure de manière indirecte (et un peu hypocrite) la protection des intérêts de la minorité autochtone. Ce que le géographe français Christophe Guilluy appelle le « capital d’autochtonie ». La maîtrise de la langue nationale est ainsi devenue une condition à l’obtention de la nationalité (dès 2008). Dans les secteurs où les nationaux sont en concurrence avec les immigrés, elle est le plus souvent imposée par le contrat de travail, avec licenciement à la clé pour ceux qui ne l’apprendraient pas.
Néanmoins, dans un contexte tendu de manque de main-d’œuvre, le chantage à l’emploi risque d’être insuffisant. Aussi de nouvelles mesures sont envisagées : la revendication d’un statut officiel auprès de l’Union européenne et la pratique généralisée de l’immersion bilingue luxembourgeois-français dès la maternelle.
Quoi qu’il en soit, la démographie étant ce qu’elle est, la langue de Charlemagne est toujours sur la liste des langues « vulnérables » de l’Unesco. C’est toujours mieux que le breton, classé « sérieusement en danger ».
E.P.
Pour en savoir plus : Comment s’invente une langue, Philippe Descamps et Xavier Montréard, Le Monde diplomatique, janvier 2020.
Illustration : DR
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