Il y a cinq ans, Michael Hesemann, un chercheur allemand, indiquait avoir trouvé des documents inédits dans les archives de la papauté. Ils concernaient le premier génocide du XXème siècle, dont on commémore ce 24 avril le 105ème anniversaire. Selon Michael Hesemann, le massacre des chrétiens arméniens de Turquie ne serait pas d’origine religieuse, mais serait le fait de Turcs inspirés par les idéaux de la Révolution française (interview à Aleteia, site chrétien d’actualité, 24/4/2015).
Retour sur une thèse qui trouve des confirmations dans les travaux du chercheur de référence sur la question, le franco-arménien Raymond Kérvorkian.
Un fait incontestable : plusieurs génocidaires turcs sont passés par Paris
Le 24 avril 1915, Istanbul : un décret discuté au sein du comité central du parti au pouvoir, le parti Union et Progrès, est transmis par le ministre de l’intérieur aux instances de province : sous prétexte de rebellion et de trahison avec une coalition ennemie, ordre est donné d’exterminer les « brigands » arméniens. Envoyé dans les provinces concernées, Bahaeddin Chakir met la pression sur des administrateurs locaux réticents. Ce représentant en mission peut s’appuyer sur les 360 « clubs » de révolutionnaires qui quadrillent le pays. Il n’hésite pas non plus à recruter des truands pour compléter ses « bataillons de bouchers ». Le butin est réparti entre le parti unique et les exécutants pour mieux les motiver.
Ces colonnes infernales vont mener à la disparition de 1 à 1.5 millions d’Arméniens tués sur place ou au cours de marches de la mort vers des camps situés dans la Syrie actuelle. Dans les villages encerclés, les paysans tirent jusqu’à leurs dernières cartouches avant d’attendre leurs exécuteurs. Après un dernier signe de croix, des centaines de femmes arméniennes se jettent d’elles-mêmes dans les rivières, préférant la mort à l’esclavage.
De la Vendée à l’Arménie : une école parisienne de la Terreur ?
Bahaeddin Chakir, mais aussi Nazim Bey ou Ahmed Agaoglu, des personnalités clé du génocide et du régime, sont francophones et francophiles ; ils ont même passé plusieurs années à Paris. Le Comité Union et Progrès (surnommé parti Jeune Turc) s’oppose depuis 1889 à la monarchie absolue du sultan-calife Abdülhamid II. Il a été créé dans la clandestinité un 14 juillet, en hommage à la Révolution française. Au début du siècle, avec l’arrivée de ces étudiants ou réfugiés politiques, Paris devient le centre d’action principal du parti révolutionnaire, qui y édite en français son journal.
A Paris, ils cultivent les droits de l’homme, mais pas seulement. Ils s’y initient à la culture française, dans la définition très étroite qu’en donne le jacobinisme triomphant : toute la Révolution, mais rien que la Révolution… Et encore celle-ci est interprétée du seul point de vue des vainqueurs. C’est l’apogée de l’histoire scientifique basée sur des documents, avec l’historien positiviste Alphonse Aulard et son disciple nantais Charles-Louis Chassin. Avant même les travaux de Reynald Sécher, ces documents mettent en évidence la mécanique des massacres en Vendée – mais ces massacres sont tranquillement justifiés au nom du progrès.
La Troisième République et la question arménienne : realpolitik et sourde oreille
A Paris, ces intellectuels turcs reçoivent un bon accueil et sont en connexion avec l’establishment universitaire et politique.
Les problèmes des chrétiens d’Orient ne sont pas une priorité du Quai d’Orsay, qui mise avant 1914 sur le maintien d’un Empire ottoman rénové. Jusque très tardivement, certains intellectuels en vue (Pierre Loti) et le réseau diplomatique français relaient la désinformation des officiels ottomans (rapports de 1909 des consulats ou du contre-amiral Pivet). C’est donc aux marges du système politique qu’il faut trouver des lanceurs d’alerte. Au parlement, dès 1896, le catholique Albert de Mun et le socialiste Jean Jaurès tentent de secouer les consciences françaises et de les intéresser au sort de la minorité arménienne.
Le plus étonnant est que les futurs génocidaires côtoient dans le Paris de la Belle Epoque les représentants des partis régionalistes arméniens. On discute beaucoup, on refait le monde entre exilés. On s’accorde : une fois que la tyrannie sera tombée et que la Constitution sera proclamée, les populations ottomanes vivront en bonne entente.
La Révolution turque de 1908 : un copier-coller de la Révolution française
En 1908, la Révolution amène le parti Union et Progrès au pouvoir. La tendance jacobine l’emporte, noyautant les administrations, fabricant les élections et pratiquant la terreur ciblée. L’autre grande tendance de l’opposition, plus girondine, est mise sur la touche par toutes sortes de coups tordus : son chef, le prince Sabaheddin (1877-1948), disciple du français Frédéric Le Play, proposait une monarchie fédérale, un peu à l’autrichienne. Les nouvelles autorités importent en masse du vocabulaire français de 1793 : « laik » ou « salüpublik » entrent ainsi dans le dictionnaire turc.
En 1909, moins d’un an après les scènes de fraternisation entre communautés, le massacre de 20 000 Arméniens à Adana en Cilicie fait voler en éclat l’utopie d’un vivre-ensemble égalitaire. Raymond Kérvorkian démontre dans son livre « le Génocide des Arméniens » l’implication cachée des réseaux jeunes-turcs.
Au début de 1914, le kurde Chérif Pacha, Jeune Turc déçu par l’évolution du régime, dénonce l’implication de la France : « Autrefois, la France versait le meilleur de son sang pour la liberté. Aujourd’hui elle répand son or pour venir en aide à une tyrannie aux abois. J’ai parlé de la France. J’ai eu tort. Ce n’est pas la France. C’est peut-être parce que la vraie France n’est pas en question que le Comité Union et Progrès trouve à Paris des secours aussi importants. » (interview au journal Mécheroutiette, cité par H. Bozarslan).
Le cinéaste Elia Kazan, témoin direct de la période jeune-turque : son film America, America (1963) est inspirée par l’histoire de sa famille, des Grecs ottomans ayant émigré en Amérique en 1913. Quand Vartan, son ami arménien, est tué dans un pogrom qui évoque le massacre d’Adana, Stavros, le personnage principal, décide d’émigrer en Amérique. C’est l’un des rares témoignages cinématographiques sur le génocide arménien.
La thèse de Michael Hesemann exonère l’Islam et charge la laïcité
Michael Hesemann, chercheur de sensibilité catholique, verse au dossier du génocide arménien 2500 pages de documents nouveaux, qu’il a trouvés dans les archives du Vatican. Dans la version en anglais du site Aleteia (24/4/2017), il développe ses arguments.
Le point central de son argumentation est de montrer que l’autorité centrale islamique traditionnelle (le sultan-calife) est totalement hors-jeu. Le vrai pouvoir est ailleurs, notamment du côté du ministre de l’intérieur Talaat Pacha. Ce dernier est un pur produit de la Révolution de 1908. Dans l’Ancien Régime, c’était un fonctionnaire de niveau modeste (directeur de la poste de Thessalonique) ; il connait ensuite une ascension rapide dans le parti (secrétaire général en 1912) et dans le gouvernement (ministre de l’intérieur dès 1909). Or Talaat, dit Hesemann, n’est pas un « musulman fanatique », mais un franc-maçon dans la mouvance française. Hesemann cite notamment un passage du rapport secret du supérieur des moines capucins d’Erzurum, en octobre 1915 : « le châtiment de la nation arménienne (pour une supposée rebellion) est un prétexte mis en avant par le gouvernement maçonnique de la Turquie pour exterminer tous les éléments chrétiens dans ce pays ». Toujours à l’appui de la thèse du génocide « laïc », son caractère non raciste : c’est vraiment l’uniformité culturelle (linguistique, spirituelle) que visent les Jeunes Turcs, et non la pureté raciale.
Si on confronte Hesemann aux travaux de Kérvokian, on constate des points de convergence et des divergences.
Il semble clair que les Jeunes Turcs ne sont pas des racistes au sens hitlérien du terme. Il faut les replacer dans leur contexte. Fils d’un empire universel qui a beaucoup brassé de peuples, ils sont parfois eux-mêmes de sang mêlé (on y trouve même quelques Arméniens !). Pendant le génocide, ils mettent de côté des dizaines de milliers de jeunes filles arméniennes, pour les marier de force. Considérées comme plus instruites, elles sont censées faire progresser culturellement leur nouveau foyer. De même, certains Jeunes Turcs ont peut-être vu dans le jacobinisme une forme modernisée du vieux despotisme oriental, avec sa centralisation et sa caste de fonctionnaires régnant sur une masse de contribuables (le raïa, littéralement le « troupeau »). L’arme du génocide a donc été pour les Jeunes Turcs un second choix. Ils auraient préféré l’assimilation culturelle pour forger l’unité et l’indivisibilité de leur empire. Concrètement cependant, cela n’a rien changé pour les Arméniens.
Quelle est la place de la religion dans le massacre ? Les travaux de Raymond Kervokian montrent que les rapports des Jeunes Turcs avec l’Islam sont complexes et ne sont pas ceux que les laïcs occidentaux entretiennent avec leur héritage chrétien. Les Jeunes Turcs sont certes modernes et anticléricaux (ils sont notamment hostiles aux ordres monastiques soufis, comme la plupart des musulmans orthodoxes d’ailleurs). Mais pour eux l’Islam reste un ciment social, qui a fait la grandeur passée de leur empire et restera utile à l’avenir. Concrètement, chaque nouvel adhérent au parti doit prêter serment sur un revolver et sur le Coran.
En relisant l’enchaînement des évènements qui ont conduit au massacre d’Adana, on peut émettre l’hypothèse de la coproduction du génocide par une minorité dirigeante et par de larges fractions de la société guidées par des préjugés religieux ancestraux. A Adana, le premier pogrom est préparé par des rumeurs et des provocations qui ne doivent rien au hasard (une porte de la Grande Mosquée est souillée d’excréments…déposés, on le découvrira plus tard, par des employés du lieu de culte !). Mais le déclenchement a quelque chose de spontané. Beaucoup sont sincèrement choqués de voir les minorités « se pavaner » depuis le début de la Révolution. Le premier mort est d’ailleurs un musulman, un pauvre gamin des rues abattu au revolver par un jeune bourgeois chrétien (en fait l’Arménien était harcelé depuis plusieurs jours et avait été agressé au couteau par ce voyou et sa bande). Par la suite, c’est l’armée « révolutionnaire » qui vient d’Istanbul finir le travail sous prétexte d’interposition, tandis que dans une circulaire secrète le ministère de l’intérieur recommande aux fonctionnaires locaux de protéger les ressortissants des pays étrangers (sous-entendu pas les chrétiens indigènes).
Pie XII et Hitler : les leçons tirées du génocide arménien
L’intérêt des découvertes de Hesemann dans les archives de la papauté porte surtout sur le ressenti des diplomates du Vatican et leur sentiment d’échec face à des interlocuteurs qui les ont manipulés. Toutes les démarches classiques se révèlent inutiles et même contre-productives. Parmi ces diplomates, le futur pape Pie XII, confronté plus tard au génocide des juifs. Le souvenir de 1915 lui aurait inspiré sa conduite pendant la Seconde Guerre Mondiale : l’action la plus secrète possible en faveur des persécutés, sans attirer l’attention par des tentatives diplomatiques.
Un autre personnage a également retenu une leçon de 1915. Profiter de la guerre pour déclencher un génocide et laisser ensuite le temps et la politique faire leur oeuvre. En août 1939, s’adressant à une assemblée de hauts-gradés, Hitler songeait tout haut : « qui se souvient encore des Arméniens ?«
La Promesse, 2017 : probablement le seul film à ce jour à représenter les évènements de 1915
E.P.
Photo : DR
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