Juste avant l’allocution du Président, ils se sont rués à la manière d’une armée de morts vivants sortie tout droit d’un film apocalyptique de George A. Romero. Des cohortes entières guidées par une réaction primitive de survie face au chamboulement d’un quotidien baigné par une douce opulence. Elles se sont mises en chasse de leurs proies pour dépecer les palettes de rouleaux de papier toilette à peine installées, razzier les rayonnages entiers de pâtes et s’emparer de toutes autres denrées parfaitement inutiles, mais potentiellement dangereuses. Les bouteilles d’huile seront stockées dans les baignoires, les armoires, les caves. Ils ne mourront peut-être pas du coronavirus mais brûlés vifs par leurs stocks inconséquents en substances inflammables ou d’une intoxication au paracétamol acheté en quantité déraisonnable ces derniers jours.
Preuve s’il en est que le zombie, qui peuple à foison les supermarchés dans les films de genre, représente une fidèle incarnation des masses décervelées enfantées par les maux d’une société de consommation entrée en phase de dégénérescence.
Nos compatriotes pétris de civisme et munis d’un parfait sang-froid ont rejoué avec une intempérance frénétique les scènes cultes des assauts de la fin du monde. Seule une poignée de survivants non contaminés a dû se débattre face aux meutes avides de nourriture.
Dernier rempart : les employés de la grande distribution
Dans le rôle du dernier rempart : les employés de la grande distribution dont l’analogie avec les « liquidateurs » de la centrale de Tchernobyl n’est pas de trop, obligés qu’ils en sont, à devoir travailler dans un milieu de haute contagiosité. Dans leur abandon à leur instinct de survie, les hordes conditionnées au moins cher possible ont conservé toutefois ce dernier souci de payer à bon frais les quantités invraisemblables de stocks alimentaires. D’où le fait d’observer le paroxysme de l’hystérie au sein des chaines discount habituées à nourrir les pathologies alimentaires d’un lumpenprolétariat décrit comme l’éternel exclu d’une société d’abondance.
Notre président voulait s’adresser à des citoyens mais il doit faire avec des individus lobotomisés par des décennies de consommation délirante, justes angoissés à l’idée de perdre ce qu’ils ont toujours connu : l’abondance facile ! Comme un fumeur peut prendre la molle résolution d’arrêter de fumer en décidant de liquider son dernier paquet dans la journée, ils se sont précipités pour satisfaire leurs ultimes pulsions : prendre une dernière bouffée de bouffe. Si dans la chanson « Hexagone » en 1975, Renaud voulait voir les Français mourir étouffés de « dinde aux marrons », eh bien ce sera sûrement de macaroni et de jambon.
« Fini la petite auto, finies les vacances au Crotoy, fini le tiercé ». Audiard, Un idiot à Paris
C’est tout un monde qui s’apprête à se faire engloutir et même si nous tremblons tous pour nous-mêmes et nos proches, la survenue de cette crise sanitaire aura eu l’avantage de mettre en lumière l’inanité de nos frustrations sociales et l’incongruité de notre mécontentement permanent. C’est un virus qui terrasse avec une radicalité foudroyante le superflu perclus dans nos pensées quotidiennes et niché dans les interstices de notre vie.
Aujourd’hui, même le Gilet jaune qui a tenté de manifester jusqu’au bout de sa bêtise se montre impuissant à se récrier contre la virulence du phénomène, pas plus de cégétiste borné pour faire grève contre le plus grand plan social de l’économie causé par l’infiniment petit.
Terminées les vacances stupides et prédatrices des paquebots de croisière réduits à l’état de radeau pour touristes médusés face à l’arrêt subit de leur routine dorée. Aujourd’hui, la futilité des publicités qui glorifient le culte de la réussite égocentrique au travers de la possession d’une voiture suréquipée, qui montrent la beauté obscène et arrogante des gravures de mode, n’aura jamais été aussi criante. Et que deviendra l’occupation stérile de ces millions de supporters qui ont sacrifié leur temps à l’intérêt oiseux des grandes compétitions sportives. Ces jeux du cirque se dévoilent sous leur jour le plus accessoire maintenant que l’humanité est en péril. Les cartes seront rebattues pour tout le monde et en particulier pour ceux qui ont construit leur fortune sur le divertissement, le luxe, car notre société est sommée de revenir à l’essentiel.
Et si ce satané virus constituait notre dernière chance pour nous amender ?
Le voile de l’inconsistance s’est déchiré, celui qui a masqué pendant des décennies l’indispensable vigilance à l’égard de nos besoins fondamentaux y compris celui de retrouver des frontières souveraines. Pire, nos infrastructures hospitalières ont été abandonnée au profit d’une frivolité sociétale obsédée par un besoin compulsif à combler ses désirs immédiats. Dans le huis clos des familles désunies par le rythme et les multiples sources de détournement tendues par les pièges de la vie moderne, l’heure est désormais à se préoccuper des siens et des autres. Le désarroi causé par la fermeture des parcs d’attraction ne sera que passager mais leur disparition momentanée donne assurément l’occasion de repenser le loisir au cœur de la famille, et plus seulement comme une sortie destinée à faire le plein de sensations fortes. Devant ce grand dépouillement qui nous démunit de la richesse matérielle et de l’extrême sophistication de nos modes de vie, il faut maintenant comprendre la désarmante vanité à s’étourdir dans ses dangereux effluves. Rassurez-vous, lorsque l’on touche de près l’angoissante impossibilité à remplir le vide, s’insinue de manière mécanique une divine insatisfaction (Steve Taylor) celle qui mène à la compréhension intérieure de l’être et donc du véritable sens de la vie.
Raphno
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