Le 5 mars 2020, un article de la version française de Sputnik, un organe de presse proche du pouvoir russe, a accusé la France d’avoir volé la province du Hatay à la Syrie et de l’avoir offerte à la Turquie.
Il s’agit d’un vieux contentieux entre Paris et Damas, qui plonge ses racines loin dans l’Histoire. En 1918, après l’armistice de Moudros entre les puissances alliées et l’Empire ottoman, la France a cherché à occuper le maximum de territoires au Moyen-Orient. Ses troupes déjà présentes au Liban (où elles étaient bien accueillies) ont entrepris de s’emparer de la Cilicie, région fertile, où des financiers français avaient acquis en 1909 une immense ferme de 1 100 km2 (la taille de la Martinique). Nos soldats ont affronté non les forces du calife (qui régnait encore à Istanbul), mais l’armée nationaliste que Kemal Atatürk avait réunie à Ankara. Après de durs combats, nos forces aidées par une légion arménienne de 10 000 hommes ont été victorieuses. L’appui des Arméniens s’explique par leur haine des Turcs après les massacres de 1915, par la guerre impitoyable alors en cours entre la république d’Erevan et les nationalistes d’Atatürk et parce que de nombreux Arméniens habitaient en Cilicie. Leur présence était ancienne et datait de l’exode des Arméniens chassés de leur pays d’origine par l’invasion turque de 1085. Ce peuple a été assez puissant pour créer en Cilicie un royaume, dit de Petite Arménie, qui a duré entre 1130 et 1375. Après avoir arraché de haute lutte son indépendance face aux Byzantins, cet état allié des Croisés s’est maintenu bien après la chute du royaume de Jérusalem en 1291, grâce surtout au protectorat mongol.
Mais après sa victoire militaire, la France a choisi de se retirer de Cilicie en 1922 et de la rendre au gouvernement d’Atatürk en échange de concessions économiques importantes. L’hostilité croissante des populations, une guérilla endémique, la déroute des Grecs lors de leur invasion de l’Anatolie en 1920, l’habilité d’Atatürk qui a su ménager les intérêts français expliquent ce retrait. Il s’est accompagné de l’exode de nombreux Arméniens qui ont fui la Cilicie par peur des représailles.
Malgré les traités qu’elle avait signés, la Turquie continua à réclamer le Sandjak d’Alexandrette, l’antique Antioche, que la SDN avait confié par mandat à la France avec le Liban et la Syrie. En 1920, la population du Sandjak était mélangée : 33 % des habitants étaient turcophones, 43 % alaouites (une secte musulmane à laquelle appartient le président actuel de la Syrie Bachir El Assad), 13 % sunnite, 9 % chrétiens orthodoxes. Le Sandjak comptait également deux fortes minorités arménienne et juive. Lors du mandat français, la population était divisée entre partisans du rattachement à la Turquie, pro-Syriens qui voulaient être intégrés à la Syrie voisine et indépendantistes (surtout chrétiens ou juifs). Dans un premier temps le Sandjak fut érigé en 1920 en territoire autonome, rattaché à l’État d’Alep (un des 4 protectorats français de la région) avant de rejoindre la Syrie nouvellement constituée en 1925. Des députés du Sandjak ont siégé de 1925 à 1936 au Parlement de Damas. Mais, en 1936, devant la pression d’Ankara et sur recommandation de la SDN, la France a détaché à nouveau le Sandjak d’Alexandrette de la Syrie et après un vote, en 1937, où les partisans des Turcs obtinrent 47 % des voix et 22 députés sur un total de 40, notre pays donna, en 1938, son indépendance (sous mandat Français) à la région sous le nom de République du Hatay. Ce scrutin favorable à Ankara avait été truqué, beaucoup d’électeurs ont été intimidés et de nombreux Turcs, attirés par des primes, s’étaient installés dans la région d’Alexandrette, changeant la composition ethnique du territoire. Le Hatay vota le 29 juin 1939, par referendum son rattachement à la Turquie, mais ce vote a été considéré par beaucoup d’observateurs comme bidon et truqué. Notre pays, appuyé par la Grande-Bretagne, avait choisi de favoriser l’annexion, pour dissuader la Turquie de s’allier avec l’Allemagne, ce qu’elle aurait fait immanquablement si nous ne lui avions pas cédé le Hatay. La Turquie est restée neutre jusqu’en février 1945 ; elle déclara alors la guerre au Troisième Reich. Néanmoins, la Turquie a signé un pacte d’amitié avec l’Allemagne en 1941 et a entamé la même année des négociations avec les envoyés d’Hitler pour appuyer, en échange de la région de Mossoul, l’insurrection anti-britannique qui a enflammé l’Irak entre le 18 avril 1941 et le 30 mai 1941. Si les forces du Royaume-Uni n’avaient pas très rapidement étouffé la rébellion, la Turquie aurait sans doute rejoint l’Axe, voire attaqué l’Union soviétique, ce qui aurait peut-être changé le cours de la Seconde Guerre mondiale. On le voit donc, la cession problématique du Hatay qui s’est faite à l’encontre du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a failli ne pas être déterminante pour conserver la neutralité d’Ankara.
En 1939, juste après la cession, 15 000 Arméniens, Arabes, Chrétiens, Assyriens ou Grecs sur une population totale de 200 000 personnes ont quitté la région d’Alexandrette en abandonnant tous leurs biens. Un lugubre convoi placé sous la protection de soldats français a été organisé, mais on déplore un grand nombre de victimes lors de ce long périple à pied.
En 2020, 13 % des 1,6 million d’habitants du Hatay seraient arabophones de confession sunnite et 12 % alaouites. Néanmoins, selon des chiffres vigoureusement contestés par Ankara et peu fiables, les alaouites formeraient 65 % de la population. Comme tous les habitants sont systématiquement alphabétisés en turc, tout décompte ethnique est en fait impossible.
La Syrie n’a jamais accepté l’annexion du Sandjak d’Alexandrette. Avant 1939, de nombreuses manifestations ont eu lieu à Damas, pour s’opposer à la cession. Dès son indépendance officielle en avril 1946, la Syrie a demandé la rétrocession de cette province. En 1989, un avion turc a été abattu au-dessus du Hatay par les Syriens, provoquant de part et d’autre des déclarations martiales. L’Arabie saoudite, en soutien à Damas, a décidé en 1985 de ne plus attribuer de visas aux personnes nées dans le Hatay. Quand en février 2020 les affrontements entre Turcs et Syriens se sont intensifiés dans la province Idlib, les revendications de Damas ont ressurgi avec une virulence accrue. Elles sont appuyées par les Russes qui s’en servent comme un levier pour intimider et faire céder Erdogan. Nous sommes pris à partie dans cette lointaine querelle en tant qu’ancienne puissance mandataire du Hatay. La position de Damas serait renforcée, si nous déclarions illégale la cession de 1939, mais cette dénonciation a bien peu de chances de se produire. On ne doit pas non plus craindre une invasion russo-syrienne du Hatay même si la crise actuelle dérapait en une déflagration majeure. En effet, la Turquie est membre de l’Otan et toute attaque contre son territoire reconnu internationalement entraînerait une réaction de l’alliance.
Christian de Moliner
Crédit photo : DR
[cc] Breizh-info.com, 2020, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine – V