La juxtaposition des dates donne le vertige : Kirk Douglas est né avant que les États-Unis n’interviennent dans le premier conflit mondial, et il meurt l’année où Donald Trump brigue un second mandat… Entre temps, le juif d’origine russe Issur Danielovitch, ce « fils du chiffonnier » – comme le confie le titre de son autobiographie – aura tout connu : de l’apogée des studios hollywoodiens au maccarthysme, en passant par la production indépendante et les véhicules pour vedettes vieillissantes des années soixante-dix.
Destiné à devenir rabbin, il se prend de passion pour la lutte et le théâtre avant de suivre les cours de l’American Academy of Dramatic Arts, où il fait la connaissance de Lauren Bacall. Très vite, son physique d’athlète, sa fossette légendaire, son sourire carnassier et le magnétisme dont il teinte ses personnages en rupture avec la norme lui ouvrent les portes d’Hollywood. Son deuxième film est le chef-d’œuvre de Jacques Tourneur, La Griffe du passé (1946). Il y campe Whit Stirling, un manipulateur retors et bourré de charme, qui donne le ton de ses compositions : boxeur obsessionnel dans Le Champion (Robson, 1949), journaliste cynique (Le Gouffre aux chimères, Wilder, 1951), producteur sans scrupule dans Les Ensorcelés (Minnelli, 1952)… jusqu’à La Vie passionnée de Vincent Van Gogh (Minnelli, 1956). Il y excelle pour son rôle du peintre génial et torturé, une composition dont il aura inhabituellement les plus vives difficultés à se déprendre, lui qui déclarait pourtant : « Moi, je ne suis pas Spartacus, le public doit le croire, mais pas moi. »
Un héros contre le système
Cette dernière incarnation est le sommet de la carrière de Douglas devenu producteur indépendant. Sur les conseils de Burt Lancaster, il crée en 1955 sa société Bryna (du nom de sa mère Bryna Demsky), dont les films mettent tous en scène la lutte (souvent peu victorieuse) d’un héros contre le système : le colonel Dax dans Les Sentiers de la gloire (Kubrick, 1957), ‘Bren’ O’Malley dans El Perdido (Aldrich, 1961), Seuls sont les indomptés (Miller, 1962) et bien sûr le chef des esclaves révoltés dans la superproduction de Kubrick. Cette œuvre est l’occasion d’un duel des égos entre l’acteur et le metteur en scène. Douglas, pour progressiste qu’il soit (il a insisté pour que le scénariste blacklisté Donald Trumbo soit crédité au générique de Spartacus), est un homme implacable : il a pris en main la réalisation de L’Homme qui n’a pas d’étoile (Vidor, 1955), trouvant le découpage dérythmé, a débarqué le pourtant chevronné Anthony Mann de Spartacus et entend dicter ses désirs à Kubrick, peu rompu à l’exercice du compromis. La petite histoire raconte que, durant le tournage, Douglas, juché sur un cheval cabré, avait acculé contre un muret un Kubrick recroquevillé, afin parer les coups de sabot, et l’avait copieusement insulté…
Dans les années soixante, le flamboyant héros de 20 000 lieues sous les mers (Fleischer, 1954) et des Vikings (Fleischer, 1958) est le plus souvent un homme en crise (le capitaine Paul Eddington de Première Victoire, Preminger, 1965) ou L’Arrangement (Kazan, 1969). Dans ce dernier film, le publicitaire Eddie Arness voit s’effondrer toutes les valeurs américaines, qu’il partageait et chérissait, pour s’inventer une nouvelle vie aux couleurs de la contre-culture. Cette même année, Kirk Douglas tourne son ultime chef-d’œuvre sous la direction de Mankiewicz, Le Reptile, où il renoue avec son personnage de roué ensorcelant des débuts. Deux facettes d’une même vérité : viril et fragile, leader et victime, Douglas n’aurait pu habiter ces rôles sans son extraordinaire intelligence de jeu.
Sévérac
Photo : Domaine public
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