Les Croisades ont mauvaise presse chez les bien-pensants, alors que les États fondés par les chevaliers venus avec Godefroy de Bouillon en 1099 étaient bien plus légitimes que ne l’étaient les émirats musulmans auxquels ils succédaient. Les chrétiens étaient à cette époque majoritaires au Moyen-Orient et les guerriers fidèles à Mahomet n’étaient que des envahisseurs qui ne tenaient leur légitimité que de la force de leurs glaives. En outre, les croisades ont été provoquées par la destruction du Saint-Sépulcre en 1009 par le calife fatimide du Caire et par la tentative d’interdiction du pèlerinage à Jérusalem par les Turcs Seldjoukides après la prise de la ville sainte en 1079.
Bénéficiant de l’anarchie musulmane entre 1100 et 1170, les États croisés ont pu établir des fondations solides. La Palestine fut entièrement occupée par les Francs après la prise d’Ascalon en 1153. Mais en 1174, Saladin réussit à unifier l’Égypte et la Syrie musulmanes. La même année, la couronne du royaume de Jérusalem échut à Baudoin IV, un remarquable homme d’État qui était malheureusement atteint de la lèpre depuis son enfance. Il montra néanmoins un courage admirable et mena ses troupes au combat tant que ses forces le lui permirent, se faisant porter en litière à l’extrême fin de sa vie. Les guerriers francs qui vivaient dans les États croisés étaient peu nombreux. Heureusement pour eux, des seigneurs européens effectuaient régulièrement avec leurs armées personnelles le pèlerinage à Jérusalem et acceptaient de guerroyer quelques mois pour le compte des souverains chrétiens. En 1177, le comte de Flandre visita la Terre sainte. Il refusa de participer à une expédition importante contre l’Égypte qui avait l’appui de la flotte byzantine. Le roi Baudouin étant trop malade pour prendre la tête de l’attaque sur le delta du Nil, celle-ci fut annulée. Le comte de Flandre accepta en compensation de prêter main-forte à une expédition plus limitée contre la forteresse musulmane d’Hama, emmenant avec lui la grande part de l’armée du royaume de Jérusalem. Apprenant cette nouvelle, Saladin envahit avec une armée de 30 000 hommes la Terre sainte dégarnie de défenseurs. Malgré sa maladie, Baudouin remonta à cheval et rassembla autour de lui toutes les forces franques restantes, y compris la garnison de Jérusalem. Il repoussa dans un premier temps un assaut sur Ascalon. Saladin, apprenant que la ville sainte n’avait pratiquement plus de défenseurs, décida de s’y diriger escomptant s’en emparer sans coup férir, mais son armée, persuadée de la victoire finale, s’attarda à piller et s’éparpilla en Judée-Samarie. Baudoin sortit alors d’Ascalon et réussit à faire mouvement sans se faire repérer. Le 25 novembre 1177, à Montgisard, au sud de Jérusalem, avec seulement 500 chevaliers et 3 000 hommes, il tomba par surprise sur l’armée de Saladin et l’anéantit. Saladin lui-même échappa de peu à la mort et s’enfuit en Égypte. Le butin fut considérable.
Cette victoire inespérée à 1 contre 10 eut un retentissement considérable en Europe et sauva pour 10 ans le royaume de Jérusalem. Malheureusement, Saladin reconstitua rapidement ses forces. En 1187, à Hattin, il détruisit l’armée franque imprudemment aventurée dans une zone aride avant de s’emparer de Jérusalem quelques semaines plus tard. La ville sainte fut perdue pour les croisés si on excepte une courte période entre 1229 et 1240 où elle fut un curieux condominium franco-musulman.
On peut rêver à ce qui se serait passé si Saladin avait été tué en 1177. Son empire se serait probablement disloqué, comme cela s’est produit après sa mort en 1193. L’émiettement aurait été même sans doute encore plus important, car l’emprise de la famille de Saladin était en 1177 encore mal assurée et les anciennes familles régnantes à l’affût pour récupérer leurs biens. Devant l’anarchie musulmane, les croisés auraient sans doute pu conserver Jérusalem et la catastrophe d’Hattin facilement évitée. Une croisade d’envergure comme celle conduite par Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste avait de grandes chances néanmoins de se produire, vu le contexte de l’époque. Elle se serait peut-être emparée de l’Égypte, terre à majorité chrétienne (Copte), ce qui aurait définitivement assuré la survie des États croisés. La prochaine crise se serait produite avec l’irruption des Mongols en 1268 ; ils ont alors conquis l’Iran et l’Irak musulmans. Les Mongols étaient à l’époque dirigés par des généraux nestoriens et étaient par principe favorables à une alliance avec les croisés. La poussée mongole se serait sans doute dirigée contre les Turcs, qu’ils auraient anéantis, sauvant de ce fait Byzance. L’Empire ottoman n’aurait jamais existé.
Avec des si, on mettrait Paris en bouteille, dit-on souvent avec justesse. Néanmoins si Saladin était mort en 1177 à Montgisard, l’histoire du monde aurait été considérablement changée et l’Islam ne serait plus en 2019 aussi puissant qu’actuellement. Le destin de l’Occident aurait probablement basculé.
Christian de Moliner
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