Guillaume Bernard est historien du droit, politologue, enseignant à l’ICES (Institut Catholique d’Études Supérieures) de La Roche-sur-Yon. Il collabore à Valeurs Actuelles et au Figaro, et est l’auteur, entre autres, de La guerre a droite aura bien lieu. Le mouvement dextrogyre (paru en 2016 chez Desclée de Brouwer). À la suite de sa participation au colloque « Regards croisés sur notre identité », organisé par la revue Éléments et l’Academia Christiana, nous l’avons interrogé.
Breizh Info : Lors du colloque « Regards croisés sur notre identité », votre exposé portait sur l’universalisme chrétien. Vous avez explicité le fait que le christianisme, tout en s’inscrivant dans une conception classique du monde, avait initié une distinction entre l’appartenance sociale à un groupe et la pratique du culte, et ce en faisant entrer la notion de liberté. Le christianisme marque donc une rupture par rapport à l’Antiquité puisqu’on a désormais la liberté de pratiquer le culte parce qu’on y croit et non parce qu’on appartient à tel ou tel groupe social. Les domaines politique et religieux se retrouvent donc distingués, mais pas séparés. Vous avez alors souligné le fait que la laïcité ne pouvait naître que dans une société chrétienne qui avait distingué ces deux domaines, mais qu’elle n’était en aucun cas chrétienne. Pourriez-vous revenir sur cette notion de laïcité ?
Guillaume Bernard : La laïcité prétend séparer l’Église et l’État, le spirituel et le temporel. Elle pose le fait que le temporel – le politique, l’État – aurait le monopole de la sphère publique. La religion s’en trouve reléguée dans la sphère privée. On voit donc bien qu’il est impossible d’imaginer cette notion de laïcité dans une société de l’Antiquité européenne ou dans une société islamique. Au contraire, le christianisme distingue ces deux domaines mais les maintient dans la sphère publique : l’espace public ne se prétend pas neutre, il est connoté religieusement. Il est par ailleurs évident que la laïcité est par nature incapable de lutter contre l’islam conquérant, puisque tous deux n’évoluent pas dans le même référentiel.
Breizh Info : Pourriez-vous revenir sur la hiérarchie qui est établie par le christianisme entre le domaine spirituel et le domaine temporel, et rappeler en quoi elle n’oblige pas à un déracinement social et culturel ?
Guillaume Bernard : Cette hiérarchie s’établit en fonction des finalités poursuivies. Il n’existe pas en soi un pouvoir qui vaut mieux que l’autre. Les deux pouvoirs s’ordonnent selon leurs objectifs respectifs. La mission spirituelle, qui appartient à l’Église, est le salut des âmes. La mission politique, prérogative de l’État, vise à la réalisation du bien vivre. La première finalité l’emporte donc sur la seconde parce que le temps, la durée, qui sont en jeu sont sans commune mesure : la vie éternelle durant par définition davantage que la vie temporelle, il existe par conséquent une supériorité du spirituel et de la morale sur le droit. Pour autant, il ne s’agit pas de penser que le droit est absorbé par la morale ou que l’État est illégitime. Il s’agit toujours de « rendre à César ce qui est à César » (Mt 22,21). L’espace politique reste légitime et s’inscrit dans l’ordre des choses. La compétence de l’État ne doit pas être évacuée.
Breizh Info : Néanmoins le christianisme a parfois été dénaturé et utilisé pour justifier une délégitimation du temporel. Pourriez-vous détailler les trois dérives philosophiques que vous aviez évoquées lors du colloque ?
Guillaume Bernard : Il y a d’abord l’augustinisme, qui est une déformation et une exacerbation de la pensée de saint Augustin (354-430), notamment de sa Cité de Dieu. Augustin d’Hippone écrit au Ve siècle, au moment où l’Empire romain d’Occident s’effondre. Il s’interroge sur la chute de Rome, et se dit que si Rome s’effondre, c’est qu’elle n’a pas su réaliser une cité suffisamment juste au regard de Dieu. Il distingue la Cité des hommes, qui regroupe ceux qui ne cherchent pas Dieu, de la Cité de Dieu, qui est l’ensemble de ceux qui cherchent Dieu. Si Rome n’a pas su construire la Cité de Dieu, c’est regrettable, mais il y aura peut-être une autre structure étatique qui y parviendra. Voilà donc la pensée de saint Augustin.
À partir du haut Moyen Âge, cette pensée va être exacerbée pour donner corps à l’augustinisme. Selon cette théorie, puisque la grâce divine est plus forte que la nature, le surnaturel absorbe nécessairement le naturel, et donc la morale doit absorber le droit. Par conséquent, seul le comportement moral compte. Les questions politiques sont délaissées ou traitées comme des questions morales. Une vision moralisatrice envahit alors le corps social, et celui-ci s’en trouve dénaturé.
Une deuxième dérive philosophique survient au cours du XIVe siècle dans le monde franciscain. Il s’agit du nominalisme. Pour bien comprendre son contexte de naissance, il faut se rappeler que le XIVe siècle est une période extrêmement dure dans l’Histoire de l’Europe. La peste a décimé près d’un tiers de la population européenne. Il y a une crise sanitaire, économique, militaire (guerre de Cent Ans), religieuse (grand schisme d’Occident). Le monde est on ne peut plus chaotique. Les nominalistes – qui sont souvent des franciscains – veulent restaurer la relation au prochain, lui redonner son caractère essentiel. Jusque-là tout va bien pourrions-nous dire. Mais là où la dérive philosophique intervient, c’est que l’on va considérer que seuls les êtres singuliers, les individus comptent, et que les êtres collectifs ne sont que des abstractions. Par exemple, on va dire que Socrate est « un Athénien », mais que « les Athéniens » sont une abstraction, la cité d’Athènes n’est qu’une construction sociale. En somme, le nominalisme ne dit pas encore que la société est le résultat d’un contrat social mais, par souci moral du prochain, il crée les conditions pour penser que le corps social est artificiel. Soit dit en passant, on sent bien une influence nominaliste chez l’actuel pape, qui a d’ailleurs choisi son nom en référence à saint François d’Assise.
Au XVIe siècle, au moment de la découverte du Nouveau Monde, la seconde scolastique espagnole engendre une troisième dérive philosophique. Si l’avènement et les conséquences de l’augustinisme et du nominalisme sont très peu controversés, l’influence de cette seconde scolastique espagnole peut être plus sujette à débat. Néanmoins, on se retrouve avec des théologiens aux prises avec les comportements des conquistadors vis-à-vis des populations autochtones d’Amérique – conquistadors qui n’étaient sûrement pas tous des enfants de chœur… Au lieu de poser le fait que les conquistadors avaient le devoir de bien se comporter envers les indigènes, ces théologiens vont dire que les ressortissants de ces populations amérindiennes ont le droit d’être respectés. Ils créent ainsi l’instrument intellectuel du futur contrat social, en définissant le corps social comme une somme d’individus, et non comme quelque chose qui fonctionne par lui-même.
Pour tous les penseurs du contrat social, qu’ils soient libéraux ou socialistes, la société est un artifice auquel l’individu accède en abandonnant une partie de ses droits naturels. Donc n’importe qui peut accéder à ce corps social artificiel, à partir du moment où il en remplit les conditions juridiques. Aujourd’hui en Europe, on peut appartenir à une nation parce qu’on le veut, indépendamment des réalités culturelles.
Donc indirectement, les théologiens de la seconde scolastique espagnole ont créé les conditions pour que les corps sociaux ne soient plus une réalité culturelle, mais un agrégat d’individus, ayant préalablement abandonné certains droits naturels.
En additionnant ces trois dérives philosophiques – augustinisme, nominalisme, seconde scolastique espagnole –, couronnées par les droits de l’homme, on explique sans peine l’état des lieux idéologique de nos actuelles sociétés européennes ! Le devoir moral de bien se conduire vis-à-vis du prochain s’est transformé, par intimidation, en une obligation morale vis-à-vis du lointain qui nous pousse à nier notre appartenance naturelle à un corps charnel. Pour autant, ces trois dérives philosophiques ne sont que trois interprétations du christianisme qu’elles ont exploité, mais ne revêtent aucune dimension dogmatique.
Breizh Info : Donc on voit que le contractualisme a artificialisé le corps social en instaurant le contrat social. Est-ce qu’on peut dire aujourd’hui que le droit occupe tout l’espace entre deux individus ? Quelle serait l’alternative au contrat social ?
Guillaume Bernard : Effectivement, c’est bien le point. On assiste aujourd’hui à une exacerbation du moi de chaque individu, qui assimile ses facultés à des droits qu’il pourrait exploiter. Le champ social n’est plus qu’une addition de droits individuels. En outre ces droits individuels peuvent évidemment entrer en conflit les uns avec les autres. Parce que je suis un être humain, j’ai des droits. Et si ces droits ne sont pas reconnus, mon humanité est niée.
L’alternative réside dans la conception classique du droit. Traditionnellement, le droit est considéré comme extérieur à l’individu. Il n’est attribué qu’à la personne (la persona en latin), c’est-à-dire le rôle, la fonction occupée dans le corps social [NDLR : à l’origine, le terme « persona » désignait un masque de théâtre et tire son étymologie de « personare », « parler à travers »]. Évidemment un individu, comme un corps social quel qu’il soit (corporation, nation, etc.), peuvent remplir plusieurs fonctions (par exemple, dans une journée, j’endosse successivement le rôle de professeur, de collègue, de père, etc.). À chacune de ces fonctions, sont attribués des droits. Par nature, cette conception classique est discriminante selon le principe de la justice : évidemment que le rôle de l’enseignant n’est pas celui de l’élève, donc leurs droits sont différents. De même que le rôle du père n’est pas celui de la mère, le rôle du propriétaire n’est pas celui du locataire, le rôle du roi n’est pas celui du sujet, le rôle de l’agresseur n’est pas celui de l’agressé, etc. Il y a donc des inégalités de fait puisque tout le monde ne remplit pas les mêmes rôles (un peu comme dans une famille où, à table, le temps de parole accordé à un enfant de 4 ans sera moindre qu’à un adulte de 70 ans).
Breizh Info : Aujourd’hui, le corps social existe-t-il encore, quand on ne parle que de défense des droits des minorités, qu’elles soient migrantes, homosexuelles, féministes, etc. ?
Guillaume Bernard : Macron ne cesse de parler de « pacte républicain », de ce corps social qu’il faut refaire. On est en plein dans la conception moderne du droit où le corps social est un artifice, fruit d’une volonté qui détermine quels sont les droits à préserver. L’intérêt général n’est perçu que comme la somme des intérêts particuliers. Un libéral dira qu’il faut privilégier les intérêts particuliers, plutôt que l’intérêt général, quand un socialiste fera prévaloir l’intérêt général, considéré comme plus grand que l’intérêt particulier. Mais dans les deux cas on raisonne en termes d’addition, où le tout n’est que la somme des parties.
Au contraire, selon la vision classique, le corps social a une existence propre. Son rôle est de préserver le bien des parties et le bien du tout, et cela concomitamment. C’est la définition du bien commun. Et le tout vaut plus que la somme des parties. C’est ainsi qu’une nation englobe les vivants, mais également les défunts et les générations futures.
Breizh Info : Pensez-vous qu’il soit possible de revenir à l’équilibre classique ?
Guillaume Bernard : Oui, car le contractualisme social n’est que le fruit d’une idéologie, d’une construction mentale. Alors que la conception classique est le constat d’un ordre naturel des choses. Cet ordre naturel peut être caché, obscurci, voilé. Mais on peut toujours le dégager, le rendre palpable, visualisable. Le bon sens nous y conduit naturellement. Instinctivement, la plupart des Français sentent bien que l’islam veut détruire l’identité française. De la même façon, la plupart savent bien où se situe la juste mesure dans les questions bioéthiques, comme ils ont compris le ras-le-bol des Gilets jaunes. Même si les gens n’osent pas forcément trop l’exprimer, à cause du discours à sens unique des médias, l’instinct parle.
Il faut donc aider le bon sens populaire à renouer avec l’ordre naturel, mais surtout sans chercher à le conquérir par des idées, des idéologies. Notre discours doit être avant tout positif. Chacun a des talents différents. C’est en s’appuyant sur ces talents, quels qu’ils soient, que l’on peut reconstituer le tissu social. L’engagement politique électoral n’a pas l’exclusivité du terrain militant. Chaque personne, dans sa vie quotidienne, là où elle est, peut participer à cette reconstitution du tissu social. Tous les domaines sont concernés, qu’il s’agisse d’enseignement, d’entrepreneuriat, de rénovation du patrimoine, d’encadrement de mouvement de jeunesse…
Breizh Info : Peut-on considérer que le discours actuel du Vatican sur des questions politiques comme l’immigration – discours plutôt immigrationniste – s’effectue en dehors des prérogatives de l’Église, dont le rôle est d’abord de servir le spirituel ?
Guillaume Bernard : C’est une question difficile. Cela ne s’effectue pas « en dehors » dans le sens où les domaines spirituel et temporel sont liés, comme on vient de le voir. Mais c’est un discours qui n’est pas dogmatique. Les prises de position sur des questions politiques ne sont qu’une interprétation, et ne relèvent pas de la foi. On peut ne pas être d’accord avec un ecclésiastique sur des sujets politiques, cela n’engage pas la foi. Les fidèles gardent la liberté de suivre ou de ne pas suivre la parole d’un ecclésiastique dans un tel domaine. Autant ce qui est dogmatique s’impose au catholique. Autant ce qui ne l’est pas ne s’impose pas. On ne se rend pas schismatique si l’on ne partage pas la position politique d’un ecclésiastique.
Breizh Info : Est-ce que le discours pro-migrants du pape François pourrait être le reflet d’une nouvelle dérive philosophique du christianisme ?
Guillaume Bernard : Il me semble que tous les ingrédients intellectuels sont déjà réunis sans qu’il y ait besoin d’une innovation philosophique. Cela suffit déjà à nourrir la confusion entre la charité vis-à-vis du prochain et la négation ou la destruction des corps sociaux. La règle de saint Benoît stipule pourtant que l’on peut accueillir quiconque se présente tant que cela ne perturbe pas la vie du monastère…
Breizh Info : À l’automne 2016, vous avez publié un ouvrage intitulé La guerre à droite aura bien lieu. Le mouvement dextrogyre. Vous avez d’ailleurs été interviewé sur Breizh Info. Trois ans plus tard, que pourriez-vous dire de ce mouvement dextrogyre ?
Guillaume Bernard : Les partis politiques font de la résistance. Ils essaient de maintenir leur existence et de réaliser l’union à leur profit. Pourtant, de l’extérieur, on voit bien qu’il faudrait se débarrasser des partis tels qu’ils se dessinent aujourd’hui. Ce constat, c’était la première étape. La deuxième étape, c’est le maintien de l’existence des structures au détriment de la cohérence doctrinale ; on en est là. La troisième étape sera la recomposition. Après la disparition du PS, on va voir quelles seront les prochaines forces petit à petit remplacées.
À droite, on raisonne encore en se demandant comment remplacer Marine Le Pen dans un affrontement vraisemblablement possible avec Emmanuel Macron en 2022. Or le mouvement de droitisation de notre société devrait conduire à se demander : comment remplacer Macron dans un affrontement avec Marine Le Pen ? Ce qui marquerait la victoire des idées de droite. La question est donc : peut-il émerger une force politique capable de se substituer à Macron au deuxième tour des présidentielles ?
Aujourd’hui les partis politiques ne sont plus que des coquilles vides. Ils représentent très peu de pouvoir, très peu de militants. L’abstention est forte et la défiance de la population vis-à-vis des partis l’est encore plus (preuve en est le mouvement des Gilets jaunes, né hors partis politiques, hors syndicats). Il va bien falloir un jour que la vie politique rejoigne la vie réelle.
Propos recueillis par Isabelle Lainé.
Crédit photo : Wikimedia Commons.
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