Notre fidèle lecteur Michel Segal est professeur de mathématiques et vit à Hong Kong depuis neuf ans. Auteur de trois essais sur l’école (ici, ici et là) et d’un autre sur le conflit ukrainien, il donne ici une analyse des événements vus de l’intérieur. Cette tribune complète et confirme les analyses précoces de notre correspondant oriental Laurent Schiaparelli sur la nature ultra-violente (et mal transcrite dans nos médias) des événements qui secouent la région.
La spirale de l’ultra-violence
Le 9 juin dernier avait lieu à Hong Kong la première manifestation contre un projet de loi permettant les extraditions vers la Chine sur demande de Pékin. D’autres allaient suivre, généralement calmes, voire familiales, puis les actions se diversifiaient, alternant violence de militants radicaux et participation pacifique de la population. Le 4 septembre, Carrie Lam, patronne de l’exécutif, donnait la victoire aux manifestants en annonçant le retrait définitif du projet de loi contesté. Les manifestations massives cessaient, mais pas les désordres menés par quelques milliers d’opposants, jeunes pour la plupart, chaque fois avec davantage de violence, pour atteindre aujourd’hui un seuil critique, pas tellement éloigné d’un climat de guerre civile.
OPIUM, HSBC ET COMMUNISME
Pour mieux comprendre ces événements, il faut avoir à l’esprit quelques repères historiques. Le territoire de Hong Kong appartient à la Chine depuis deux millénaires, si l’on excepte une parenthèse d’un siècle et demi de colonie britannique. Celle-ci, terminée depuis bientôt vingt-cinq ans, trouve ses origines dans le trafic de drogue. A la fin du XVIIIe siècle, l’Angleterre organise l’exportation d’opium des Indes vers la Chine. Le commerce prend de l’ampleur, et la HSBC est alors créée pour le gérer à grande échelle. Les Chinois opiomanes se comptent bientôt par millions et devant ce fléau, l’empereur prend des mesures radicales. En représailles, la couronne d’Angleterre déclenche les guerres dites «de l’opium» pour mettre la main sur le petit territoire et son port. Cela lui permet d’une part de continuer le commerce de drogue, et d’autre part de conserver un emplacement idéal laissant augurer un avenir commercial radieux. En 1898, la colonie se transforme en une concession d’une durée de 99 ans et c’est donc en 1997 que Hong Kong retourne légalement à la Chine.
Le territoire ayant développé jusque-là une politique radicalement différente de la Chine devenue communiste, des accords signés en 1984 fixent une période transitoire de 50 ans avant une complète réintégration en 2047. Bien que ces accords aient été signés depuis près de 40 ans et que Hong Kong soit aujourd’hui effectivement redevenue une région de la Chine, son autonomie n’a pas été entamée d’un pouce puisque la région dispose toujours de frontières, de passeports spécifiques, de ses propres politiques d’immigration, du système économique réputé le plus libéral du monde et d’une monnaie locale… adossée au dollar américain. Si l’on ajoute l’immobilier le plus cher de la planète et le paradis des traders, on voit que le chemin menant à l’intégration dans la Chine de Xi Jing Ping est encore loin. Or le temps tourne, et nous sommes bientôt au milieu de la période transitoire. Il est donc tout à fait légitime que les autorités locales et nationales travaillent à un début d’harmonisation et de normalisation afin que la totale réintégration de 2047 ne se fasse pas brutalement, dans un bain de sang et sur un champ de ruines.
Dans ce processus, la loi qui a tout déclenché était un choix risqué puisqu’elle déposait le système juridique hongkongais aux pieds de celui de la Chine communiste. Outre provoquer une trop soudaine et trop puissante présence de Pékin, cela mettait en danger une des sources de richesses de Hong Kong qui est d’être un refuge, fiscal notamment; ceci avait tout lieu d’inquiéter les milieux du droit et de la finance qui ont donc naturellement soutenu les premières contestations. Toute la population s’est sentie menacée et a réagi en masse, d’où la participation impressionnante aux manifestations en juin.
Ce qui a été réactivé par ce projet de loi, c’est la seule véritable question politique à Hong Kong: le degré d’indépendance vis-à-vis de Pékin. Les leaders de la contestation viennent des mouvements indépendantistes — et pas des partis siégeant au parlement sous l’étiquette démocrate. «Free Hong Kong !» «Chinazi !», «Hong Kong is not China !» crient les manifestants en brûlant le drapeau chinois.
LES ENNEMIS DE MES ENNEMIS
Ainsi, contrairement à ce que répètent les médias occidentaux, l’objet de ce mouvement n’est pas la démocratie, mais l’indépendance. Pro-démocratie ou pro-indépendance, la nuance est de taille, surtout du point de vue européen où l’on se félicite des mouvements qui bousculent les pouvoirs autoritaires… quels que soient les opposants. Si notre presse aime à décrire les mésaventures d’Alexei Navalny en Russie, elle ne précise pas que son programme politique, par comparaison, ferait passer la famille Le Pen pour des centristes. De même, nos médias se réjouissent de voir la jeunesse de Hong Kong défier la Chine de Xi Jing Ping même si leur motif est le pire cauchemar de l’Union Européenne: l’indépendance. Les contestataires hongkongais ont bâti leur communication dans ce sens autant pour motiver les armées d’enfants qu’ils lèvent, que pour plaire aux Occidentaux — flattés par le seul terme de pro-démocrate, surtout dans les contrées lointaines où il leur semble alors confusément servir de modèle. C’est sans doute sur cette question que les discrets leaders étudiants ont été conseillés par les experts en communication sévissant dans les habituelles ambassades. Stratégie payante, nos médias glorifient le courage et l’abnégation de «jeunes résistants luttant pacifiquement pour la démocratie». Auraient-ils fait de même avec un mouvement séparatiste?
QUAND LES ADULTES ONT PEUR DES ENFANTS
Signe pourtant indéniable du mensonge quant aux motifs affichés, c’est après l’abrogation de la loi contestée que les manifestations ont basculé dans l’ultraviolence. Les choses ont pris une tournure dramatique: un étudiant mort en marge des manifestations, un vieil homme tué par les manifestants dans un affrontement, un nombre incalculable de lynchés par les manifestants pour avoir osé les critiquer, des saccages d’enseignes dont les propriétaires s’étaient prononcés contre les manifestations, des passages à tabac d’employés du métro resté ouvert quand les manifestants voulaient le fermer, des attaques de commissariats aux cocktails Molotov, des destructions totales de péages autoroutiers et d’accès au métro, d’incessants blocages de transports et d’innombrables mises à sac et incendies volontaires d’équipements publics. Et quand, à quelques-uns, ils bloquent des boulevards avec quelques barrières, rares sont ceux qui osent bouger. Les émeutiers masqués, vêtus de noir et armés de marteaux ou de barres de fer font régner la terreur. Au début, on voyait des taxis arborant le drapeau chinois, même pendant les manifestations, c’est aujourd’hui impossible. Beaucoup trop dangereux… et on est en Chine. Devant les images, il devient difficile pour nos médias de maintenir leur discours sur d’hypothétiques jeunes gens pacifiques et courageux, notamment quand on les voit s’acharner nombreux, tels des assassins, sur un pauvre type isolé. Les médias français préfèrent ne pas évoquer les événements plutôt que d’avoir à parler de l’ultra – violence des jeunes émeutiers; ils focalisent alors sur la police, comme les deux fois où un policier en danger a tiré sur un manifestant. Sont-ils prêts à expliquer que la police a fait le siège de certaines universités parce qu’elles étaient devenues de véritables camps d’approvisionnement, voire d’entrainement ?
On ne peut pas assister au spectacle de la violence de très jeunes gens sans redouter des affrontements généralisés dans la population. Car si les anti-manifestants se font démolir quand ils sont seuls, il y a des quartiers où ils se sont organisés, et ce sont les manifestants qui n’osent plus s’y montrer. Il y a bien sûr la fracture idéologique entre les pro et anti-Pékin mais ce n’est pas la seule scission, une autre étant la foule des commerçants et des petits propriétaires qui n’acceptera pas sans réagir la catastrophe économique délibérément provoquée par les étudiants. Ceux-là sont évidemment prêts à se battre si le gouvernement se montre incapable d’assurer la sécurité car il ne s’agit plus de politique mais d’argent, ce qui n’est pas un sujet que les Hongkongais prennent à la légère. Enfin, et c’est sans doute la fracture la plus profonde, beaucoup de Hongkongais jettent un regard assez méprisant sur les Chinois du continent (les mainlanders). Ils les considèrent souvent comme de pauvres gens sans éducation et les ciblent lors des lynchages dont certains s’apparentent à des tentatives d’assassinat. Ceux-là n’acceptent toujours pas l’idée que Hong Kong est en Chine, et n’imaginent même pas y être un jour intégrés. Les jeunes hyper occidentalisés vivent dans un contexte ultralibéral où les valeurs sociétales de l’occident priment sur celles traditionnelles chinoises (ils manifestent avec des drapeaux américains et même parfois avec des drapeaux LGBT). Ce n’est pas seulement une génération, mais tout un milieu social plutôt aisé, classes moyennes et supérieures, qui n’imagine pas une seconde vivre en RPC. Face à eux, il y a ceux qui ont besoin du métro pour vivre, ceux qui n’aiment pas que l’on détruise des bâtiments publics, il y a ceux qui croient en l’État et qui se font lyncher. Face à eux, il y a les petites gens.
C’est une situation explosive et si l’ordre n’est pas rétabli dans la durée, il y a un risque d’affrontements systématiques entre parties rivales de la population, parfois seulement séparées par l’âge au sein d’une même famille. L’ambiance et les tensions extrêmes rappellent le bouillonnement précédant les décolonisations qui finissent en tragédie. Depuis le 16 novembre, l’APL intervient dans les rues… en short et t-shirt et pour l’instant armés de seuls balais pour aider les citoyens à nettoyer, mais les choses ne sont pas résolues pour autant.
AD LIBITUM
Les manipulations et indispensables supports financiers par les habituelles ONG américaines, la communication sur la nature des contestataires et leurs motifs, les voyages à travers le monde d’un leader étudiant justifiant sans honte l’usage de la violence contre la police, une déclaration du Sénat américain — pour jeter de l’huile sur le feu en pleine trade war — visant à «défendre les droits de l’homme à Hong Kong», les fake news sur la police secrète qui emporterait les jeunes gens en Chine pour les torturer, tout cela est bien rodé et nos foules d’idiots utiles, de la gauche simplette insoumise à la macronie, tous trépignent devant les flammes du feu civil qu’ils attisent sans comprendre qu’aujourd’hui à Hong Kong, ce qui se joue est une énième version de la lutte des classes dans laquelle une province de riches aristocrates n’entend pas partager avec le reste du pays.
Ce dimanche 24 novembre ont lieu des élections locales dont les résultats pourraient influer sur la suite des événements mais la nature des manifestants(1), jeunes étudiants, lycéens et collégiens(2), rend les choses imprévisibles. Un tiers des opposants retranchés à l’université, et disposant d’un stock de cocktails Molotov et d’armes diverses, étaient mineurs. Croyant de bonne foi en une bataille pour la démocratie, ou mus par la haine de la Chine et du communisme inculquée par leurs professeurs depuis des années, le résultat est le même: ils sont dangereux parce que difficilement contrôlables. D’une naïveté inquiétante, ils appellent régulièrement une intervention des Etats-Unis (qui les flatte à travers la propagande) qu’ils s’imaginent être les champions de la démocratie. De nombreux enseignants, lycée et université, ont félicité les adolescents et les ont encouragés. Ceux-là sont aussi coupables(3) d’une situation dramatique où de très jeunes gens, utilisés comme bras armés d’adultes peu scrupuleux, sont devenus ultraviolents(4) pour une cause artificielle. Ils sont aujourd’hui dans une impasse(5). Appartenant à cette génération d’enfants-rois dont les caprices ont toujours été exaucés, confrontés à la réalité et ayant perdu leur innocence, certains pourraient ne voir une sortie honorable que dans une violence accrue: on leur a donné le gout du sang.
- Où l’on voit, hors des affrontements, un étudiant attaquer soudain un policier d’un coup de cutter dans la nuque.
- Où l’on voit de très jeunes filles en uniforme d’écolières frapper un chauffeur routier à terre.
- Où l’on voit un journaliste occidental empêcher un homme en danger de se mettre à l’abri pour pouvoir faire de meilleures photos.
- Où l’on voit un lycéen faire brûler vif son contradicteur.
- Où l’on voit la police contrainte de demander aux adultes de condamner les violences.
- Article de Michel Segal paru dans la rubrique «Désinvité» de l’Antipresse n° 209 du 01/12/2019.