On attend toujours le livre qui abordera avec sérieux et précision la question de la division de la Bretagne sou l’angle juridique et historique. Yann Lukas pourrait s’en charger.
Avant Pétain, Clémentel
Lire les ouvrages de Yann Lukas est toujours un plaisir. Grâce à une bonne maîtrise de la matière bretonne, l’auteur répond à toutes les questions que peuvent se poser ses lecteurs. Malheureusement, nul n’est parfait et dans son dernier livre Bretagne – anti-guide (Héliopoles), Lukas reprend à son compte une erreur commise habituellement par les militants du Mouvement breton. Le premier responsable de la séparation de la Loire-Inférieure (devenue Atlantique plus tard) du reste de la Bretagne serait le maréchal Pétain. En réalité on doit la première division à Étienne Clémentel, ministre du Commerce et de l’Industrie, qui organise le regroupement des chambres de commerce. L’arrêté du 5 avril 1919 crée le « groupement économique régional de Nantes, comprenant les dix chambres de commerce de Laval, Le Mans, Nantes, Saint-Nazaire, Angers, Cholet, Saumur, Tours, Lorient, La Roche-sur-Yon, avec Nantes pour centre ». Ainsi que le « groupement économique de Rennes comprenant les sept chambres de commerce de Brest, Morlaix, Quimper, Saint-Brieuc, Fougères, Rennes, Saint-Malo, avec Rennes pour centre ».
Le décret-loi du 14 juin 1938 ambitionne à son tour d’organiser des « régions économiques ». Le décret du 28 septembre 1938 maintient la division de la Bretagne. « La 5ème région économique (centre administratif Nantes) est formée par les chambres de commerce de : Laval, Le Mans, Nantes, Saint-Nazaire, Angers, Cholet, Saumur, Tours, La Roche-sur-Yon ». « La 6ème région économique (centre administratif Rennes) est formée par les chambres de commerce de : Brest, Morlaix, Quimper, Lorient, Saint-Brieuc, Fougères, Rennes, Saint-Malo ».
Et c’est ainsi qu’on arrive à la loi du 19 avril 1941 qui crée le « préfet régional » : elle est complétée par le décret (n°2727) du 30 juin 1941 qui divise à son tour la Bretagne. « Région de Rennes – Ille-et-Vilaine, Côtes-du-Nord, Finistère, Morbihan ». Et « Région d’Angers – Maine-et-Loire, Loire-Inférieure, Mayenne, Sarthe, Indre-et-Loire (partie occupée) ». Séparer la Loire-Atlantique des autres départements bretons demeure donc une constante.
Rien ne change à la Libération
Seconde erreur commise par Yann Lukas : croire que le général de Gaulle a donné satisfaction aux Bretons en 1944. Il est parfaitement inexact d’écrire que la Bretagne a été « réunifiée à la Libération » et « à nouveau amputée en 1972 »… Là encore, il faut se reporter au Journal officiel de la République française (édition d’Alger). L’« ordonnance du 10 janvier 1944 portant division du territoire de la métropole en commissariats régionaux de la République » indique dans son article 1er que « le territoire métropolitain est divisé provisoirement en commissariats régionaux de la République, correspondant en principe aux organismes de fait dits préfectures régionales ». C’est pourquoi le commissaire régional de la République de Rennes (Victor Le Gorgeu, ancien sénateur – maire de Brest) va remplacer le préfet régional de Rennes, avec le même territoire, mais muni de pouvoirs exceptionnels. En même temps, le commissaire régional de la République d’Angers (Michel Debré, ancien conseiller d’État) remplace le préfet régional d’Angers avec le même territoire mais muni de pouvoirs exceptionnels. Les commissaires régionaux de la République avaient été désignés par le décret du 3 octobre 1943. Il en sera ainsi jusqu’à la loi du 26 mars 1946 qui supprime « le corps administratif des commissaires de la République ».
Ni après…
Bien entendu, les découpages qui suivront (1954, 1955, 1956, 1960, 1964, 1972, 1982, 2015) maintiendront la division de la Bretagne en deux morceaux. D’un côté la Bretagne « administrative » (quatre départements), de l’autre les Pays de la Loire avec la Loire-Atlantique.
Bien entendu, Charles de Gaulle aurait pu rectifier le tir lorsque, devenu président de la République, il organise un référendum relatif « à la création de régions et à la rénovation du Sénat » (27 avril 1969) ; il n’en fit rien. Si bien que l’article 3 de ce projet de loi indiquait : « Les limites des régions sont celles résultant du décret n° 60-516 du 2 juin 1960 ». Lequel décret portait « harmonisation des circonscriptions administratives » et donnait naissance à vingt-et-une « circonscriptions d’action régionale », dont la Bretagne et les Pays de la Loire (avec la Loire-Atlantique). Décret signé par Michel Debré, Premier ministre.
Les choses se sont compliquées en 1982 avec l’adoption des lois de décentralisation (François Mitterrand et Gaston Defferre). Car les régions deviennent alors des collectivités territoriales avec des conseillers élus, des compétences, un véritable budget, un patrimoine, des services… Pour modifier les limites régionales, une loi devient donc nécessaire. Un vrai parcours du combattant !
Le rôle d’Abel Durand
Dans son prochain ouvrage, Yann Lukas gagnerait à décortiquer cette question. Un livre ne serait pas de trop si on veut être exact, précis, complet. Surtout si on veut accorder une place au fameux ouvrage d’Abel Durand, Nantes dans la France de l’Ouest (Plon, 1941). Premier adjoint de la ville de Nantes, président de la Société de géographie, vice-président de la section nantaise de la Ligue maritime et coloniale, professeur d’économie politique à l’École de droit, président de l’Union régionale des caisses d’assurances sociales… M. Durand est le porte-parole des milieux d’affaires nantais. Cette phrase résume sa pensée : « La ville de Nantes est, dans l’Ouest, la ville la plus qualifiée pour remplir le rôle ainsi compris de capitale régionale ». Donc, pour lui, pas question de séparer Nantes « des autres pays de Loire les plus proches », de la Vendée, « si étroitement fondue avec le pays nantais », des « pays bretons liés à la Loire-Inférieure par des échanges commerciaux ». Cinquante ans plus tard, Jean-Marc Ayrault pensait la même chose : le « Grand Ouest » avec Nantes pour nombril.
Bernard Morvan
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