Une tribune de Raoul Weiss au sujet du deuxième tour de l’élection présidentielle roumaine, qui a vu la large réélection de Klaus Iohannis au sommet de l’État.
Après trois ans de chroniques politiques consacrées à la Roumanie, ce second tour des présidentielles 2019 m’oblige à jeter l’éponge. Non, on ne peut pas se servir des concepts et du vocabulaire de la politologie pour rendre compte d’événements (dits « élections roumaines ») qui, de toute évidence, relèvent plus du show-business que de quoi que ce soit d’autre. J’accepte donc le défi de la requalification professionnelle, et m’efforcerai de rendre compte de la représentation du dimanche 24 novembre (intitulée : « victoire de Klaus Johannis par KO, 64 %-36 % ») dans les seuls termes adéquats à une telle réalité : ceux de la critique théâtrale ou cinématographique.
À vrai dire, les conditions du duel Johannis-Dăncilă évoquaient plutôt un match de catch. Après élimination par l’État profond de tous les contre-candidats susceptibles de mobiliser un électorat populiste (Dragnea emprisonné, Tăriceanu intimidé), le PSD abordait le match drogué et ligoté dans un fauteuil roulant. D’une loyauté douteuse, sa candidate Viorica Dăncilă avait d’ailleurs collaboré à l’élimination de Liviu Dragnea. Et pourtant, il faut reconnaître à cette petite provinciale largement méprisée par la presse et les élites bucarestoises le mérite de la ténacité d’acteur. Au lieu de dénoncer la parodie d’élections qu’on organisait à son pays et d’appeler au boycott, elle s’est agrippée au rôle, tirant tout ce qu’elle pouvait de ce scénario bâclé pour maintenir un minimum de suspense. Elle qui, à à l’époque où elle faisait de la figuration euro-parlementaire pour le PSD, parvenait à peine à ânonner un sermon de marque Caroline Fourest sur le sort des femmes iraniennes, a cette fois bravement répondu aux questions de journalistes mal intentionnés, montrant même qu’il lui restait quelques souvenirs de ses cours de géométrie de quatrième (arrivé à cette phrase, le lecteur ignorant des choses roumaines se demandera probablement en quoi la géométrie concerne la culture politique d’un présidentiable – pour répondre à cette question et à bien d’autres non moins exotiques, je l’invite à faire ce que, pour ma part, la police roumaine des frontières ne me permet plus de faire depuis 14 mois : visiter cet étonnant pays).
Précisons qu’en guise de « débat », à la suite du refus obstiné de Klaus Johannis, les deux candidats avaient finalement tenu des « conférences de presse » séparées : l’une, opposant « le muet » (pour reprendre le sobriquet largement attribué en Roumanie à Johannis) à une poignée de journalistes d’une férocité toute pujadassiènne, évoquant un peu une séance d’un groupe de parole consacré au traitement de l’autisme ; l’autre, dans un style plus proche de la téléréalité ou de la chasse à courre, avec Viorica Dăncilă dans le rôle de la biche acculée, qui n’a pas laissé insensible son cœur de cible électoral : la ménagère rurale de plus de soixante ans. Viorica, qui à Strasbourg n’avait que la laïcité et le féminisme à la bouche (qu’elle sache ou non ce que ces concepts recouvrent), n’a pas manqué non plus de s’afficher à quelques prières publiques, pour parfaire l’image d’obscurantisme rural qui constitue le branding de son parti dans la narration mise en place par les copywriters pas toujours très inventifs du Service Roumain d’Information (SRI – pour enfin nommer le producteur de cette série à public captif). Ces scènes un peu surjouées ont a priori permis de maintenir derrière Johannis le gros des voix USR du premier tour : celles des hipsters de la post-Roumanie métropolitaine, dont la « sensibilité sociale » va probablement souffrir un peu du grand gala d’ultralibéralisme hyper-thatchérien qui va, a priori, caractériser le début du second mandat Johannis, mais qui, somme toute, préféreront toujours une société inhumaine à une société – horribili dictu – chrétienne.
Grâce à cette louable performance d’acteur, il a été possible de maintenir un semblant de suspense et de remplir tant bien que mal les gradins de cet acte II intitulé (comme on le savait déjà depuis des mois – et comme tous les seconds tours de présidentielles roumaines depuis 15 ans) « X [en l’occurrence, X = Johannis] va nous sauver du communisme » (par « communisme », dans ce contexte, on entend : « tout ce qui pourrait empêcher les Roumains de quitter massivement la Roumanie ; par extension : tout ce qui ne plaît pas à Bruxelles ; tout ce qui pourrait être taxé de « racisme », d’« homophobie », de « nationalisme », etc. – bref : le PSD).
Encore convient-il de relativiser ce succès. D’après les chiffres officiels, les votants ont été un million et demi de moins qu’au second tour des présidentielles de 2014. Cette participation en recul relativise d’une part le « succès de public » de l’acteur Johannis, mais aussi son « succès de critique » : l’État profond, qui (par des moyens que nous avons déjà signalés) était en mesure de « corriger » ce résultat (ou de le corriger encore plus ?), n’a pas cru bon de le faire – peut-être par souci de sobriété, et aussi, probablement, pour ne pas désespérer le sparring partner PSD, dont il aura encore besoin à l’avenir (nous y reviendrons ci-dessous).
Quoi qu’il en soit, ces recettes sont bien décevantes au vu du budget démesuré de cette superproduction : 150 millions d’euros, rien que pour l’organisation d’un gigantesque réseau de bureaux de vote à l’étranger, destinés à cette « diaspora » (comprendre : à ces migrants économiques roumains) dont le choix électoral est ouvertement présenté comme plus éclairé, qualitativement supérieur, par les élites occidentalistes/compradores roumaines, alignées derrière leur candidat allemand. Un de mes amis roumains, de passage en Pologne pour affaires – et qui pensait donc devoir s’abstenir au second tour – a été surpris de constater au moyen de son smartphone qu’il se trouvait malgré tout, dans une petite ville de la province polonaise, à 300 mètres d’un bureau de vote roumain. À supposer qu’on prenne le décompte au sérieux, c’est probablement à cette dépense pharaonique (combinée à une gigantesque campagne d’hystérisation « anti-communiste », notamment sur les réseaux sociaux) qu’il faudrait attribuer le léger regain d’intérêt (+5 %) manifesté par le public par rapport aux recettes du spectacle d’il y a deux semaines (intitulé « premier tour »).
À vrai dire, ce n’est peut-être pas seulement l’opinion des électeurs du PSD qui est perçue comme ontologiquement inférieure par le mainstream occidentaliste roumain, mais probablement aussi leur vie. Dans le département de Hunedoara, au sud de la Transylvanie, à quelques heures du scrutin, au milieu d’un déferlement numérique de messages de haine contre la « Roumanie attardée », un homme a été tué « parce qu’il allait voter pour la candidate PSD » – telle est du moins la motivation avancée par le meurtrier, présenté par la presse comme un « déséquilibré » (espérons que ceux qui refusent systématiquement ces explications psychologisantes dans le cas de crimes accompagnés de versets coraniques sauront faire preuve d’au moins autant de discernement face à la dérive djihadiste de l’occidentalisme roumain).
À plus long terme, cependant, le plus grave des problèmes qu’aura à affronter l’Etat-Securitate dans sa cogestion de la colonie « RO » est l’impératif définitoire de l’industrie du spectacle : the show must go on. Ludovic Orban, nommé par Johannis Premier ministre un mois avant les présidentielles afin (comme je l’avais supposé et comme il l’a lui-même confirmé publiquement depuis) de garantir (« au besoin » même sans le commissaire hongrois) une majorité PPE au sein de la Commission Von der Leyen, a tout d’un gouvernant-fusible, raillé jusque dans son propre camp pour son usage folklorique de la langue anglaise et les très nombreuses photos circulant sur Internet et illustrant son goût prononcé pour les boissons fermentées. S’il reste à la tête du gouvernement après la formalité de dimanche dernier, il aura très certainement pour mission d’exécuter les basses œuvres « économiques » des parrains étrangers de l’État profond, impatients de reprendre la curée après presque trois ans de pause forcée : on prévoit, notamment, un plan de rigueur (dans ce pays déjà caractérisé par un déséquilibre record du rapport capital/travail en matière de répartition des gains), et la privatisation de pratiquement tout ce que les cleptocraties précédentes n’avaient pas encore réussi à privatiser (c’est-à-dire, notamment, le réseau hydro-électrique, la compagnie aérienne et le port de Constanţa – qui, une fois devenu propriété hollandaise, pourra enfin devenir un port Schengen). En dépit de la soupape migratoire (elle-même menacée, cela dit, par le ralentissement des économies d’Europe de l’Ouest), ce job de Ludovic Orban ne pourra pas être effectué de façon tout à fait indolore pour la population – laquelle, en dépit de l’état de mort cérébrale dans laquelle elle semble se trouver, pourrait donc entrer en convulsion. Le PSD étant, depuis dimanche, absent de toutes les institutions exécutives du pays, il sera difficile de lui faire porter le chapeau ; tout au plus pourra-t-on rejouer le refrain du « lourd héritage » communiste, recalibré en l’occurrence sur les trois ans du système Dragnea (pourtant en proie, tout du long, aux sabotages assez peu discrets de Johannis et de l’État profond). À partir de ce point, plusieurs options s’offriront aux copywriters du Romania Show :
- tenter d’offrir au sparring partner PSD un ultime tour de piste lors des législatives prévues pour décembre 2020 au plus tard – c’est-à-dire le laisser avaliser les pillages prévus d’ici là, et endosser rétrospectivement une fois de plus la responsabilité globale du naufrage social roumain ;
- confier « l’alternance » à l’USR (ou plus généralement à la galaxie euro-mondialiste des Cioloş, Ponta et autres Barna) ; cette solution serait la plus séduisante pour la post-Roumanie urbaine, qui pourrait enfin suivre sans haut-le-cœur un débat politique n’opposant plus, comme à l’Ouest, que diverses variantes de la même idéologie libérale, post-nationale et LGBT ; mais, dans un contexte de divorce euro-atlantique en voie d’approfondissement, elle représente néanmoins aussi un risque pour un État profond roumain pour l’instant principalement parrainé par la CIA, dans la mesure où les réseaux internationaux de l’USR pointent plutôt vers Bruxelles et Paris.
Mais cette seconde option pose aussi un problème qui dépasse peut-être l’horizon analytique desdits copywriters : dans quelle mesure les 50 % d’électeurs roumains qui (officiellement) plébiscitent encore le show démocratique du SRI continueront-ils à fréquenter ses spectacles, une fois que ces matchs truqués n’opposeront plus qu’une « droite » (antinationale et libérale) incarnée par Johannis à une « gauche » (antinationale et libérale) incarnée par Cioloş ? Si la mort cérébrale du PSD débouchait sur un véritable avis de décès, ne risquerait-on pas de voir les conservateurs discursifs de type Paleologu commencer à prendre au sérieux leur propre verbiage, au risque de s’exposer à leur tour à l’anathème « populiste » ? À voir leur principal histrion, le truculent Mihail Neamţu, jouer les majorettes pour le très LGBT Johannis au soir du second tour, le SRI à de quoi se rassurer sur ce point. Mais d’autres forces ne risqueraient-elles pas de venir occuper la position structurelle laissée de facto vacante par le discrédit imminent de ces usurpateurs ?
Enfin et surtout, si on répond négativement à cette dernière question, alors : à quoi bon continuer, dans le deuxième État le plus pauvre de l’UE, à gaspiller de l’argent public en farces électorales hors de prix ? Discrètement, mais profondément rééduqués par Hollywood au cours des années 1980, dans les salles-à-manger de HLM où se tenaient les séances VHS privées (semi-illégales, mais tolérées par la Securitate, qui prélevait sa dîme sur cette économie parallèle, comme sur d’autres), pendant que l’imbécile Ceauşescu se promenait de Pyongyang à Téhéran en croyant construire le communisme de troisième voie, les Roumains, sous couvert de slogans anti-communistes, proclament depuis décembre 1989 leur adoration de la « liberté », c’est-à-dire leur rejet de l’Etat (donc implicitement aussi de la nation – en dépit du chauvinisme ambiant) et leur foi en un projet néodarwinien de jungle globale, de société planétaire liquide où ils sont tous personnellement convaincus (en dépit des évidences statistiques) que leur famille, à force de débrouillardise et de perfidie, saura se ménager une place au soleil. Le moment n’est-il pas venu de leur donner satisfaction ? Terrain d’expérimentation de diverses technologies potentiellement dangereuses (comme, actuellement, la 4G), la Roumanie, déjà largement financée par l’émigration (y compris le phénomène des Romanian brides) et le vidéo-chat, pourrait réaliser des économies d’échelle en dépouillant officiellement sa population du statut – d’ores et déjà purement symbolique, et contre-productif – de citoyen, pour la mettre en vente au meilleur prix. Cette initiative pionnière – la création du statut d’ilote de l’UE – serait probablement rapidement imitée par d’autres États faillis des Balkans et du littoral baltique (voire de la Péninsule ibérique et de Scandinavie centrale). Pourquoi laisser à l’Afrique le privilège des « peuples sans histoire » ?
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