Accusations réciproques de coup d’Etat, références de la Guerre Froide et complotisme. La presse dominante française n’arrive pas à déterminer qui sont les gentils et les méchants dans la crise bolivienne. Pour faire le point sur la situation, mieux vaut recourir à des sources latino-américaines. Les citations viennent d’un article paru dans une revue d’Argentine : Anfibia.
Evo Morales sans filtre : un dirigeant identitaire et pragmatique
- La Bolivie est le pays d’Amérique où les ethnies précolombiennes ont le mieux conservé leur cohésion et leur culture : 40 % des habitants parleraient une langue indigène. D’après les statistiques officielles, 62 % des Boliviens seraient Indiens de souche. C’est en s’appuyant sur ces ethnies encore très rurales, en donnant au pouvoir un visage qui leur ressemble, qu’Evo Morales, issu lui-même de la paysannerie inca, a présidé la Bolivie depuis 2006.
- Il supprime en 2009 la République et transforme le pays en « Etat plurinational de Bolivie », avec 37 langues indigènes officielles (pendant ce temps, la France n’arrive pas donner un statut à ses 7 langues minoritaires). A noter que la constitution de 2009 interdit implicitement le mariage gay (article 63).
- Patriote économique, Morales nationalise le gaz, le pétrole et les mines. Profitant des prix des matières premières dopés par la demande mondiale, il redistribue massivement cet argent facile, faisant diminuer la pauvreté extrême (passée de 38 à 15 % de la population) et enclenchant un cercle vertueux de croissance (doublement de la richesse par habitant en 13 ans).
- Plus pragmatique que marxiste : « l’économie marchande a en fait connu sous Morales une expansion sans précédent, marquée par le boum de la consommation des classes populaires et des classes moyennes, le développement des services financiers, la multiplication des restaurants chics et la prolifération des véhicules de luxe dans les rues de La Paz. En réalité, outre la prudence budgétaire et le pragmatisme que nous avons déjà signalés – qui a permis à Evo Morales d’associer une forte réduction de la pauvreté à une croissance soutenue et un faible niveau d’inflation et d’endettement, soit des résultats diamétralement opposés à ceux de son allié vénézuélien – , la politique économique d’Evo Morales se caractérise par une combinaison de fort contrôle étatique dans les secteurs stratégiques tels que ceux du gaz et l’électricité, d’alliance avec les poids lourds du privé à la tête des grandes agro- industries nationales, du grand commerce et des finances, et de « coexistence pacifique » avec la masse des petites entreprises artisanales et commerciales, lesquelles emploient plus de 60 % des travailleurs mais ne respectent guère la législation du travail et les normes fiscales. » (citation de Pablo Stefanini et Fernando Molina, Revue Anfibia, novembre 2019)
- De même, il n’a pas fait de réforme agraire pour ne pas casser l’agriculture moderne. A la différence du dirigeant nationaliste zimbabwéen Robert Mugabé, il a estimé qu’un petit paysan indigène ne pouvait pas du jour au lendemain diriger une grande ferme mécanisée.
- Il a bénéficié pendant longtemps d’une cote de popularité élevée. Parmi les 80 présidents de la Bolivie depuis l’indépendance en 1825, lui seul a pu mener une politique suivie : 13 ans de règne contre un peu plus de 2 ans en moyenne pour ses prédécesseurs.
Les opposants les plus caricaturés : les Blancs de Bolivie
Les Blancs de Bolivie sont issus d’Espagne mais aussi de migrants venus d’Europe, quand la Bolivie cherchait à attirer des talents pour se développer. Selon le World Factbook de la CIA, les Euro-Boliviens représenteraient 5 % de la population. D’autres sources donnent 10 %. On peut les comparer aux Pieds-Noirs d’Algérie.
Dans une région de la Bolivie quasi-déserte à l’époque inca, regardant vers le Brésil, les Blancs ont recréé ex-nihilo une prospère Petite Espagne, autour de la ville de Santa-Cruz. Avec plus d’1 million d’habitants, c’est aujourd’hui le poumon économique de la Bolivie. Et avec sa culture gaucho, ses entrepreneurs, ses écoles privées de bonne qualité, cette métropole se tient à l’écart de la Bolivie profonde (celle du Plateau andin) et a même rêvé d’une autonomie à la catalane.
Un des principaux dirigeants de l’opposition a comme base Santa-Cruz : Luis Fernando Camacho, 40 ans, parfois comparé à Jaïr Bolsonaro : « Le « macho Camacho » devint donc le nouveau leader du Comité civique de Santa Cruz, qui regroupe les forces vives de la région et défend ses intérêts avec une sensibilité autonomiste et sous hégémonie du secteur privé local. Dans le contexte de fièvre électorale et post-électoral des journées d’octobre et de début novembre, et face à la faiblesse de l’opposition modérée et à la personnalité un peu falote et indécise de Mesa, Camacho s’est mis en scène comme principal adversaire du « dictateur », à grand renfort de testostérone et d’invocation de la Bible. ».
Les opposants les plus inattendus : Indiens rivaux et corporations ouvrières
- Les mineurs du Potosi : « La ville minière mythique de Potosí, avec sa forte population ouvrière d’origine autochtone qui en faisait hier un bastion du MAS (le parti de Morales), est entré en dissidence face à Evo depuis plusieurs années. Ses habitants ont massivement rejoint la rébellion, hantés par le sentiment que, tout comme à l’ère coloniale, leur richesse souterraine – hier l’or ou l’étain, aujourd’hui le lithium – leur échappe et qu’ils restent condamnés à la pauvreté par l’incurie ou la corruption du pouvoir en place. » Marco Pumari, un des dirigeants de Potosi a fait publiquement alliance avec Camacho.
- Les cultivateurs de coca de la région subtropicale montagneuse des Yungas, initialement proches également de Morales
- « Une partie des « ponchos rouges », milices indiennes aymaras, dont certains sont «devenus réfractaires au parti au pouvoir.»
- Le syndicat des camionneurs, une corporation très organisée, l’équivalent de la CGT cheminot, joue sa propre carte en fonction de ses intérêts
Les opposants les plus décisifs : les Métis de La Paz
Entre 25 % et 80 % de la population bolivienne est métisse, issue parfois très anciennement du mariage entre Européens et Incas. Leur langue est majoritairement l’espagnol. Il est difficile de les quantifier, d’autant qu’Evo Morales a supprimé cette catégorie ethnique du recensement en 2012 : il faut maintenant choisir, entre Indiens et Blancs.
C’est dans cette partie de cette population que le candidat centriste Carlos Mesa est allé chercher les 38 % qui ont mis Morales en ballotage. Ces urbains aspirent à une certaine normalité occidentale :
- Evo Morales a indigénisé les programmes de l’enseignement public, mais n’a pas augmenté son niveau scientifique, plutôt désastreux.
- Le modèle économique d’Evo Morales (redistribution des exportations minières) n’est pas viable à long terme.
- Sa politique étrangère indépendante prive la Bolivie d’accès aux marchés et d’aides internationales.
- La volonté poutinienne d’Evo Morales de multiplier les mandats présidentiels agace la « mentalité IIIème République » du Bolivien moyen (qui changeait jusqu’en 2006 de présidents comme de chemises).
Evo Morales a quitté la Bolivie pour le Mexique. Il garde une base socio-ethnologique très forte et mise sur l’hétérogénéité de ses opposants pour revenir dans la place.
Yffic
Source principale : « Comment Evo est tombé », Pablo Stefanini et Fernando Molina, traduction d’un article paru dans la revue argentine Anfibia, Université nationale Saint-Martin, Buenos Aires
Crédit photos : DR
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