Une adolescente noire timide, et à ses côtés sa maîtresse qui vante ses qualités pour la vendre. Ce n’est pas une image de la vie en Guadeloupe il y a deux siècles. Cela se passe en ce moment même dans le richissime Koweït, sur une application de commerce en ligne qui vend des esclaves domestiques.
Les esclavagistes passent au numérique
Al Jazeera + n’a pas eu le scoop. C’est en effet la BBC qui a dévoilé la face sombre de la vie d’un émirat pétrolier du golfe Arabo-Persique. Dans une enquête, la chaîne anglaise révèle que des « marchés aux esclaves ont été mis à jour sur Instagram et d’autres applications » utilisées au Koweït. La BBC a fait des captures d’écran et envoyé des reporters sur place sous couverture.
L’esclavage a été aboli en 1949 par l’émir Ahmad Ier mais il a perduré dans la société civile de manière informelle, grâce au système légal de la Kafala. La Kafala désigne le parrainage par un « sponsor » de nationalité koweïtienne, qui est nécessaire à tout étranger voulant travailler dans l’émirat.
L’exemple de Fatou, une Guinéenne, interrogée par la BBC, montre comment on peut devenir légalement esclave dans le Koweït de 2019. Fatou a été démarchée dans son pays par une agence koweïtienne de placement. L’agent lui a fait miroiter la possibilité de gagner un pécule qui de retour au pays natal lui permettrait de sortir de la pauvreté. Mais une fois sur place, le sponsor a confisqué ses papiers, son téléphone et lui a interdit de quitter la maison seule. En tant que jeune femme originaire d’un petit pays sans pouvoir sur la carte mondiale, elle se retrouve complètement à la merci de son patron.
Choisir son esclave sur un catalogue en ligne, avec classement par spécialités et origines raciales
Certaines victimes peuvent alors connaître un « véritable enfer », selon le mot d’une employée de maison interviewée par la BBC. « Les maisons koweïties sont mauvaises », témoigne une autre : « pas de sommeil, pas de nourriture, rien du tout ».
Une situation qui n’a pas l’air de tracasser les employeurs. Au contraire, ils se plaignent sur les réseaux sociaux : « Les Indiennes sont les plus sales », s’énerve une maîtresse de maison. Dans une annonce de revente, une autre décrit ainsi son employée : « Népalaise qui prétend réclamer un jour de congé ».
Car ces femmes sont une marchandise qu’on s’échange, en transférant la Kafala contre argent à un autre Koweïtien. Alors tous les arguments sont bons pour revendre ce dont on ne veut plus : «Travailleur africain, propre et souriant », promet une annonce. Un vendeur (qui est par ailleurs policier de l’État koweïtien) contacté par un faux acheteur de la BBC rassure : « Croyez-moi, elle est vraiment gentille. Elle rit et a un visage souriant. Même si vous la gardez jusqu’à 5 h du matin, elle ne se plaindra pas ».
C’est un commerce d’occasion où les plus malins peuvent tirer leur épingle du jeu : « Vous pouvez tomber sur quelqu’un qui a acheté une bonne pour 2 000 dollars et qui la revend 3 000 », constate le même policier, admiratif. Et les branchés passent maintenant par internet : 4sale a le fonctionnement le plus intuitif, puisqu’elle permet de filtrer par catégorie, prix et race. Harraj, start-up saoudienne qui monte, a aussi ses fidèles. D’après la BBC, ces applications seraient disponibles sur Google Play et Apple App Store. Enfin, sur Instagram, possédé par Facebook, on trouvait encore récemment des bonnes à transférer.
Il n’y a pas de Taubira arabe
La bonne conscience de ces marchands d’esclaves s’enracine dans un terreau culturel, les pays du Golfe étant le conservatoire des traditions bédouines les plus authentiques.
Car contrairement à ce que suggère la Loi Taubira de 2001, l’esclavage n’est pas un phénomène limité au passé et circonscrit à l’espace colonisé par les Européens. Le monde arabe le plus classique s’est en partie édifié sur l’esclavage. Les aristocraties arabes, à la fois guerrières et marchandes, méprisaient le travail manuel, qu’ils laissaient aux inférieurs, femmes et/ou esclaves. Cette mentalité a perduré. Quand les pétrodollars ont commencé à se répandre dans les émirats, le modèle aristocratique s’est généralisé. Aujourd’hui 90 % des ménages koweïtiens ont au moins une bonne, sans doute un record mondial. Et le recours au travail servile bat aujourd’hui tous les records dans le Golfe : les gratte-ciels, les aéroports et les stades de football ont été édifiés par des travailleurs soumis à la Kafala.
Une Taubira du Golfe, qui chercherait à impulser un travail de mémoire et à changer les mentalités, se heurterait à un obstacle de poids : les préjugés religieux. Dans l’Islam classique, affranchir un esclave (converti) est certes une action pieuse qui ouvre les portes du Paradis. Mais la capture, le commerce et l’usage d’esclaves mécréants (kouffar) sont des actions neutres, tolérées (acte de la catégorie al mubâh). Aujourd’hui cette façon de voir n’est plus majoritaire, mais les pays du Golfe sont influencés par les courants les plus puristes (le wahabisme-salafisme), qui encouragent l’inertie.
Google sauvera-t-elle la petite Fatou ?
Le système de la Kafala modernise l’esclavage en permettant les abus sur les immigrés. Il est bien connu de tous ceux qui sont connectés avec les pays du Golfe. Mais il a fallu que ce commerce passe par des géants comme Google, Apple et Facebook pour que des articles avec illustrations choquantes viennent sur la place publique. Ces entreprises, contactées, ont promis aux enquêteurs de la BBC de faire le ménage. C’est la réactivité d’Internet.
Dans le monde réel, le système de la Kafala continue cependant d’exister. Les États africains, trop faibles, trop corrompus, ne défendent pas leurs ressortissants contre cette traite moderne, pas plus qu’ils ne le faisaient contre la traite ancienne. Les Occidentaux ne bougent pas non plus : les pays du Golfe sont leurs alliés contre l’Iran et des investisseurs cajolés, à qui toutes les portes sont ouvertes.
Personne ne protégera donc les victimes de la Kafala, sinon les Africains eux-mêmes, en diffusant des mises en garde contre les rapaces de l’émigration-eldorado.
Au fait, que devient Fatou ? Sa maîtresse a tenté de la vendre sur Internet et c’est comme cela que les journalistes de la BBC l’ont découverte. La peur du scandale médiatique a incité les autorités koweïtiennes à intervenir. La petite Africaine a été expulsée pour infraction sur la législation régissant les étrangers : elle était mineure donc l’agence n’avait pas le droit de l’importer au Koweït. Elle est maintenant écolière à Conakry, dans la capitale de son pays natal. « Je suis heureuse, confie-t-elle. Je me sens mieux maintenant. J’ai l’impression d’avoir échappé à l’esclavage ».
Enora
Crédit photos : DR
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