La question du suicide des agriculteurs s’est imposée dans l’espace public à la faveur de la grève du lait de 2009, durant laquelle cette figure médiatique a servi une stratégie syndicale de scandalisation afin de protester contre le retournement conjoncturel du prix des produits agricoles. Cet événement a réduit le suicide des agriculteurs à sa plus simple expression économique, laissant croire que ce choix de fin de vie est un phénomène récent causé, presque mécaniquement, par la crise des marchés agricoles. Pourtant, la propension plus élevée des agriculteurs à se donner volontairement la mort est un fait social relativement ancien. En effet, les agriculteurs et agricultrices se situent depuis les années 1970 (au moins, à défaut de données plus anciennes) en haut de la hiérarchie des taux de suicide par catégorie socioprofessionnelle (figures 1 et 2). Le « sursuicide » agricole est donc bien un phénomène structurel, ce que confirment par ailleurs plusieurs études épidémiologiques qui attestent le même problème social dans nombre de pays développés à l’agriculture industrialisée : Australie, Canada, Grande-Bretagne, États-Unis, Nouvelle-Zélande…
Une enquête auprès de « proches éloignés » d’agriculteurs suicidés
Comment expliquer ces suicides d’agriculteurs ? Le squelette stéréotypé de variables (âge, sexe, état matrimonial) formé par les données de mortalité rend l’exploration statistique des causes de leur suicide particulièrement malaisée. C’est pourquoi nous nous sommes appuyés sur une enquête qualitative afin de collecter des trajectoires de suicidés auprès de « proches éloignés » : collègues voisins, travailleurs sociaux de la Mutualité sociale agricole, bénévoles et salariés de Solidarité Paysans, une association d’accompagnement des agriculteurs en difficulté. Ces personnes ont côtoyé de façon régulière les agriculteurs lors des derniers mois de leur existence ou/et sont intervenus auprès de la famille quelques jours après le décès. Par cet oxymore « proches éloignés », nous entendons souligner toute la tension qui a traversé l’enquête pour trouver des interlocuteurs à « juste » distance relationnelle du suicidé, suffisamment proches pour se sentir légitimes à répondre à nos questions et délivrer des informations fiables, mais assez éloignés pour ne pas être pris par une forme de sidération de la pensée face à l’acte.
Afin de comprendre les causes des suicides d’agriculteurs, nous avons tâché d’éviter un double écueil : soit le réductionnisme économique précédemment évoqué, soit une grille de lecture multifactorielle qui décline à l’infini les facteurs de risque du passage à l’acte : célibat, absence de loisirs, paperasserie, isolement, stress… Les causes du suicide s’énoncent, à travers ce sens commun, comme une sorte de litanie à la Prévert peu apte à rendre ce phénomène intelligible. Notre enquête identifie ainsi quatre configurations sociales suicidogènes afférentes à la profession des agriculteurs exploitants : le suicide lié à l’imbrication travail-famille, celui de transmission et ceux de disqualification et de perte de sens de l’engagement dans le travail.
Quatre configurations sociales suicidogènes
L’imbrication travail-famille
La première configuration souligne le rôle joué par un trait relativement permanent du « genre de vie » de cette population, à savoir le « choc entre un rapport de travail et un rapport familial » (Barthez, 1982) qui définit l’exercice de la profession. L’organisation de l’activité agricole reste encore profondément familiale, que ce soit dans la vie quotidienne, par le recours aux membres de la maisonnée afin de faire face aux nécessités productives et au travail d’astreinte, ou dans l’accès à la profession par le jeu de la transmission intergénérationnelle du métier et du patrimoine. Or, cette régulation familiale de leur activité met, notamment, les jeunes agriculteurs au cœur de tensions très fortes : difficulté de l’autonomisation conjugale face aux parents présents jour après jour, revendication croissante de l’indépendance personnelle qu’il s’agit de faire cohabiter avec l’héritage familial… La diffusion de la norme de l’épanouissement personnel dans le travail et dans la vie familiale place ces jeunes face à des injonctions contradictoires auxquelles ils se sentent sommés de trouver une réponse pour satisfaire à l’impératif de maintien de l’exploitation. Les agriculteurs qui se sont suicidés s’étaient trouvés dans une position difficilement tenable de conciliateur entre les différents membres de la maisonnée, notamment entre leurs parents et leur conjointe. Ces suicides sont d’autant plus édifiants qu’ils affectent des individus intégrés socialement et professionnellement – adhérents syndicaux, reconnus par les pairs comme de « bons » professionnels. S’il est impossible d’évaluer statistiquement le poids d’une telle configuration, notre enquête qualitative tend à indiquer qu’elle se rencontre davantage chez les jeunes éleveurs, reflétant le caractère plus familial de ces orientations productives. Au total, nous pouvons voir leur suicide comme l’incarnation des contradictions sociales contemporaines du modèle de l’exploitation familiale.
L’héritage refusé…
La deuxième configuration questionne, quant à elle, le suicide des agriculteurs approchant l’âge de la retraite. En effet, comparé à la population générale, le risque de suicide des agriculteurs augmente avec l’avancée en âge. Il faut dire que cette étape de la vie ne signifie pas la même chose pour les agriculteurs, tant la transmission de l’exploitation reste l’horizon normatif venant valider pleinement leur vie de labeur et les sacrifices consentis pour perpétuer la lignée.
Notre enquête nous a permis d’identifier le suicide d’agriculteurs confrontés à l’impossible transmission de leur exploitation et qui éprouvent alors le sentiment d’une vie perdue face à l’héritage refusé. Cette configuration observée aujourd’hui revêt aussi une pertinence historique car le pic de suicides survenu entre les années 1980 et le milieu des années 1990 parmi les agriculteurs (voir figure 1) s’explique exclusivement par celui des 55-64 ans. Au cours de cette période, le taux de suicide des agriculteurs de plus de 55 ans est ainsi trois fois supérieur à celui de leurs homologues non agriculteurs. Or, ces années correspondent à l’âge d’or de l’héritage refusé : la baisse du nombre d’exploitations s’accélère aux deux extrémités de la pyramide des âges entre les recensements agricoles de 1988 et 2000 ; de même, l’élévation du niveau de diplôme des jeunes générations les dote d’un capital scolaire monétisable à l’échelle nationale qui rend la transmission du métier de plus en plus difficilement tenable. Ces processus qui surgissent au milieu des années 1980 bouleversent les mécanismes classiques de reproduction sociale de la paysannerie. Il ne faut cependant pas croire que cette configuration sociale appartiendrait seulement au passé, car la concurrence croissante qu’exerce l’école sur la transmission des savoirs donne lieu à des conflits générationnels intenses et peut conduire à la disqualification des savoirs des agriculteurs âgés. En somme, l’héritage refusé dépasse le champ des agriculteurs ne parvenant pas à transmettre.
D’isolement en rupture
La troisième configuration s’intéresse pour sa part à une cause plus classique en sociologie du suicide, à savoir l’isolement social qui permet de comprendre pourquoi les « petits » agriculteurs se donnent davantage la mort : les exploitants qui exercent sur une exploitation de moins de cinquante hectares ont une fois et demie plus de risque de mettre fin à leurs jours que ceux installés sur plus de cent hectares, pour des modes de production, régions, sexes et âges identiques. Plus distants des institutions professionnelles, comme les syndicats ou les Coopératives d’Utilisation du Matériel en Commun (CUMA), ils sont par ailleurs davantage célibataires : le sociologue Christophe Giraud a ainsi montré que le célibat définitif est 2,6 fois plus important pour les agriculteurs sur une petite exploitation que pour ceux exerçant sur une grande exploitation (2013). Or, le célibat est bien un facteur de risque majeur, les suicides d’agriculteurs célibataires représentant 38 % des morts volontaires entre 2007 et 2011, alors que ces derniers ne comptent que pour 21 % de la profession. Notre enquête qualitative a toutefois montré l’intérêt de dépasser une approche statique de l’isolement pour une appréhension dynamique centrée sur la rupture des liens sociaux. L’individu se suicide au terme d’un processus de disqualification sociale par lequel il se voit progressivement exclu de l’ensemble des scènes sociales auxquelles il appartenait. Les liens professionnels, les sociabilités locales, les attachements conjugaux et familiaux se délitent progressivement, jusqu’à trouver une « consécration » institutionnelle par le divorce, qui précède de quelques jours leur suicide. L’alcoolisme doit être vu comme un symptôme de leur mal-être davantage que comme une cause initiale. Il renforce d’autant plus leur sentiment de honte sociale qu’ils ne peuvent se soustraire au regard des voisins, des collègues, de la famille… De liens protecteurs, ces relations d’un village où tout le monde se connaît, deviennent des liens destructeurs, aggravant l’état de détresse dont ils ne peuvent se soustraire, comme si aucun lieu ou réseau ne pouvait plus devenir neutre socialement.
Perte de sens
La dernière configuration souligne le rôle joué par la perte de sens de l’engagement dans le travail. Elle se rencontre avant tout lors des périodes de crise agricole, car ces dernières viennent menacer l’indépendance statutaire en fragilisant la situation économique des exploitations. Or, l’engagement dans le travail se fait au nom de cette indépendance. C’est cette idéologie unitaire de la profession qui donne son sens aux investissements humains et financiers consentis. C’est donc lorsque cette indépendance se voit menacée que tous ces efforts passés apparaissent vains ou, en d’autres termes, que l’échelle de l’engagement, par laquelle l’investissement dans le travail ne fait que s’accroître au fil des années, semble se dérober sous leurs pieds. Cette configuration regroupe avant tout les agriculteurs installés sur de grandes ou moyennes exploitations. Ces derniers éprouvent d’autant plus durement cette perte de sens qu’ils avaient davantage de raisons de croire en son bien-fondé, comme si, en somme, ils « tombaient » de plus haut. Ainsi, le taux de suicide des « petits » agriculteurs (50-99 ha) est resté stable sur la période 2007-2011 alors qu’il a augmenté après la crise agricole de 2008-2009 pour les « gros » exploitants (plus de 100 hectares).
Si notre étude ne prétend pas épuiser la compréhension de ce phénomène, elle montre toutefois la nécessité de penser les causes des suicides d’agriculteurs au pluriel. À rebours du mythe unitaire de la profession, elle souligne ainsi les disparités entre groupes sociaux agricoles face à la mort volontaire.
Par Nicolas Deffontaines1
Crédit photos : DR
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