Suite des comptes rendus d’exposés du colloque organisé samedi dernier 26 octobre par l’Academia Christiana et la revue Éléments. La première partie du colloque en ligne ici !
La théologie du migrant
Laurent Dandrieu, journaliste à Valeurs Actuelles et auteur de Église et immigration, le grand malaise : le pape et le suicide de la civilisation européenne, décrypte cette véritable théologie du migrant, jamais clairement exprimée en ces termes mais toujours sous-jacente dans le magister de l’Église sur le migrant depuis Pie XII (pape de 1939 à 1958). De Jean XXIII au pape François en passant par Jean-Paul II et Benoît XVI, Laurent Dandrieu montre que tous ont relayé cette absolutisation du droit à immigrer, au détriment de l’avis des pays d’accueil. L’immigration de masse est perçue comme un signe des temps inaugurant une nouvelle étape pour construire l’unité de la famille humaine. Et l’Église de se sentir pleinement investie de soutenir cette « préfiguration de la cité sans frontières de Dieu »… (les mots sont de Benoît XVI). Dans cette théologie, jamais explicite mais qui explique tout, le migrant est l’instrument de rédemption de l’humanité. Fort heureusement, certains résistent à cette colonisation de la théologie catholique par des idées étrangères, à l’image du cardinal Sarah, et pensent encore le catholicisme comme l’avenir des peuples et non leur destruction.
Aux racines de l’Europe
Plusieurs interventions ont traité de l’histoire de l’Europe et de la construction dans le temps de notre identité. Jean-Pierre Maugendre, éditeur, s’est attaché aux racines grecques de l’Europe chrétienne, ancrées dans la recherche du vrai, de l’objectivité, au moyen de la raison critique et en vue du bien commun, objectif de la cité.
Philippe Conrad, historien et président de l’Institut Iliade, a spécifié par deux caractéristiques majeures la chrétienté médiévale, ce long millénaire qui a nourri notre civilisation, n’en déplaise à tous ceux qui se bornent à n’y voir que des siècles obscurs. D’une part, la chevalerie est une institution incontournable, née de l’insécurité due aux invasions barbares. Elle cimente les communautés de l’époque et véhicule les éléments chrétiens qui la composent. D’autre part, la religion médiévale, et notamment la religion populaire, pérennise des croyances anciennes. Le christianisme médiéval s’est donc construit à la fois contre et avec le paganisme.
Enfin, Jean-Yves Le Gallou, président de la fondation Polémia, liste et insiste sur les grandes batailles des Européens, ces moments forts où la défense de notre civilisation contre les envahisseurs était à la fois une nécessité… et une évidence. Après dix siècles d’opposition Occident-Orient, marqués par les guerres médiques, les guerres puniques, la bataille d’Actium et les invasions huniques, se succèdent quatorze siècles de conflit entre la chrétienté et l’Islam. En ces temps de vivre-ensemble où la mayonnaise d’une cohabitation avec l’Islam est censée prendre aisément, l’histoire rappelle ironiquement – et douloureusement – que quatorze siècles n’ont pas suffi à trouver la recette… Au cours de ce long conflit initié par les invasions musulmanes, Jean-Yves Le Gallou rappelle la bataille de Covadonga en 722, celle de Poitiers en 732, la longue Reconquista espagnole, les croisades (guerres défensives pour assurer la liberté de circulation sur les lieux de culte et la sécurité des chrétiens de Terre sainte), la lutte des Russes contre les Tatars et des Serbes contre les Ottomans, la chute de Constantinople en 1453, la bataille de Lépante en 1571, celle de Vienne en 1683, la libération de la Grèce et enfin la conquête de l’Algérie par le duc d’Aumale, pour mettre un terme à la piraterie en Méditerranée après des siècles de razzias d’esclaves européens.
Saint Thomas d’Aquin : la philosophie païenne au service du christianisme
Au mythe du progrès de la société moderne, l’Abbé Raffray, docteur en philosophie et professeur en théologie, oppose une autre vision du progrès, celle de Bernard de Chartres, qui au XIIe siècle, manifestait que « nous sommes des nains assis sur des épaules de géants ». Traditionnellement, tout philosophe se revendique disciple d’un autre et le savoir se cumule. Saint Thomas d’Aquin ne procèdera pas autrement et son œuvre est essentiellement un progrès dans la mise en ordre et la compilation du savoir, augmenté de commentaires. Il réalise une synthèse de la sagesse grecque et en intègre la vision de la nature dans la révélation de Dieu. L’intuition de la cosmologie grecque est érigée en principe systémique selon lequel tout vient de Dieu et tout y retourne : la cosmologie grecque est traduite en théologie cosmique.
Le héros grec et le saint chrétien
À son tour, Nicolas Degroote, enseignant à l’Institut catholique de Paris, insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’opposer monde antique contre monde chrétien, mais bien de réunir l’un et l’autre pour lutter contre le monde moderne qui nous corrompt. Ce monde gréco-chrétien, à la fois réuni et séparé par un simple tiret, doit conserver distincts ses deux piliers, tout en reconnaissant leurs points communs. À ce titre, Nicolas Degroote les compare à travers leurs idéaux, soit le héros et le saint. À la suite de Kierkegaard pesant les différences et les ressemblances entre deux figures emblématiques de chaque tradition, soit Agamemnon et Abraham, l’intervenant montre que le héros grec, symbole de courage, de noblesse et de don de soi, évolue toujours au sein de l’éthique et doit arbitrer des conflits dans l’éthique même (à l’exemple d’Agamemnon, soumis à un choix entre son devoir de roi et son devoir de père à l’heure du sacrifice de sa fille Iphigénie). À première vue, la figure du saint semblerait très proche. Mais en réalité, le saint n’obéit à aucune obligation morale, il se situe en dehors de l’éthique car il n’obéit qu’à une relation individuelle à Dieu qui peut même le pousser à sacrifier l’éthique (ainsi d’Abraham, apparemment contraint de sacrifier son fils unique Isaac). Le saint, contrairement au héros, est soumis au silence car il n’a aucune explication à donner. Il n’agit pas par devoir, mais par obéissance à une volonté. Chez le saint, l’éthique n’est pas une consolation ou un refuge mais une tentation ; déchiré par l’angoisse, il voudrait y revenir mais ne le peut. Dieu, le but du saint, se situe par-delà bien et mal. L’éthique n’est pas abrogée mais peut se trouver suspendue ; le saint ne renie pas l’éthique mais peut devoir la sacrifier. Or ce sacrifice n’aura de valeur que parce qu’il aime l’éthique. C’est là le point commun qui relie ces deux grandeurs parfaitement distinctes que sont l’héroïsme et la sainteté : l’amour de l’éthique.
Une lecture chrétienne de Nietzsche
Dernier intervenant, Gille de Beaupte, enseignant également à l’Institut catholique de Paris, en appelle à Nietzsche pour une purification de la foi chrétienne. Ennemi implacable du christianisme, le philosophe allemand n’a pas son pareil pour détecter tout ce qui, au sein même de cette religion, n’est pas chrétien. Le christianisme, qu’il accuse d’être la plus grande corruption et le plus grand ennemi de la vie, s’est selon lui construite sur le ressentiment, cette envie de vengeance des êtres faibles, impuissants à assouvir cette vengeance. En se servant de la religion du Christ et à la suite de saint Paul, les faibles ont développé un verbalisme et nourri une illusion de la foi pour mieux esquiver la pratique et l’action… quand le Christ vivait au contraire totalement la parole. Seules les œuvres de l’amour peuvent sauver le christianisme. Si d’autres que Georges Bernanos aimeraient à rêver que « notre Église est l’Église des saints », il serait déjà bon qu’elle soit celle des vrais chrétiens.
En somme, beaucoup de matière, de réflexions initiées et de questions à approfondir, soit une belle édition pour ce colloque !
Isabelle Lainé
Crédit photo : DR
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