Journaliste indépendant et arabisant, Tigrane Yégavian parcourt le Moyen-Orient depuis une vingtaine d’années. Il publie ce mois-ci un essai coup de poing, Minorités d’Orient : les oubliés de l’Histoire (éditions du Rocher), qui s’efforce de déconstruire un certain nombre d’idées reçues sur les minorités du Moyen-Orient. À commencer par la complexité de cette mosaïque que de nombreux médias réduisent à une réalité simpliste, voire erronée.
Un examen critique de la responsabilité historique des Occidentaux
Cet ouvrage arrive aussi à point nommé dans la séquence de l’abandon par les États-Unis de leurs sous-traitants kurdes face à l’armée turque et leurs mercenaires djihadistes.
Pour Tigrane Yégavian, cette tradition de l’abandon par l’Occident d’alliés « minoritaires » n’est pas nouvelle, elle prend racine dès l’apparition de la Question d’Orient au XIXe siècle, époque où les puissances occidentales voyaient dans les minorités non musulmanes de l’Empire ottoman agonisant de véritables armes de guerre géopolitiques.
Dans une tentative de dresser un bilan de la situation des chrétiens du Machrek depuis les soulèvements populaires arabes, l’auteur dresse un panorama non exhaustif de ces communautés chrétiennes qui ont l’âge du Christ et qui se caractérisent elles-mêmes par une profonde fragmentation. L’occasion pour lui de proposer un regard critique de la situation de ces communautés en Syrie, en Irak, en Égypte, en Jordanie, en Israël, et en Palestine, autant de pays qui ont connu le joug de l’Empire ottoman et son organisation en millets.
Rares sont effectivement les ouvrages comme celui-ci à proposer un véritable examen critique de la responsabilité historique des Occidentaux et de l’héritage empoisonné des politiques coloniales des puissances mandataires française et britannique au Moyen-Orient ; ou encore des conséquences calamiteuses de l’intervention illégale des États-Unis en Irak de 2003.
S’il n’appelle pas l’Occident à la repentance, l’ouvrage de Tigrane Yégavian démontre que la solution d’une énième balkanisation de la région en entités ethnoconfessionnellement homogènes n’est pas la panacée. Il paraît pour l’auteur impossible sinon très difficile de parier sur la constitution d’un État chrétien dans la région, car il risquerait de n’être qu’un « bantoustan surmonté d’une croix aussi commode à garder qu’aisé à détruire. Asile illusoire dans l’instant, sûr charnier demain » (p. 27).
Le déclin des chrétiens d’Orient n’est pas irréversible
Le livre de Tigrane Yégavian n’est pas une nouvelle complainte évoquant le sempiternel calvaire des « chrétiens d’Orient » et des Yézidis. L’auteur se livre à une analyse historique sérieuse qui éclaire la situation actuelle. Certes, l’histoire se répète, même si les acteurs ne sont plus les mêmes. Les Occidentaux font preuve du même aveuglement que jadis et se caractérisent toujours par leur attitude opportuniste, oubliant les engagements pris vis-à-vis de leurs coreligionnaires et se laissant acheter par les promesses de juteux contrats d’armement par des régimes islamistes rétrogrades qui répandent partout à coup de pétrodollars une idéologie mortifère.
Mais l’auteur veut croire aussi que le déclin des chrétiens d’Orient n’est pas irréversible, car ces minorités survivent et se réorganisent dans un espace diasporique au gré des leurs multiples épisodes migratoires. Partout en Europe, en Amérique du Nord et jusqu’en Australie, leur identité se recompose, une nouvelle génération de militants émerge, s’adaptant aux situations nouvelles et exploitant avantageusement les technologies de l’information et de la communication pour conserver et entretenir la conscience nationale en diaspora.
À ses yeux l’enjeu consiste à séculariser le fait minoritaire en Orient, traiter cette question sous l’angle de la défense des droits de l’homme et de la promotion de la diversité, condition première pour assurer la survie de ces groupes, la stabilité régionale et garantir la paix entre les deux rives du Mare Nostrum.
L’autre originalité de son ouvrage repose sur la responsabilité de certaines élites minoritaires dans leur propre malheur. On pense notamment aux élites arméniennes de l’Empire ottoman coupables de s’être fourvoyées avec les dirigeants jeunes-turcs planificateurs et exécuteurs du génocide de 1915. Et de dénoncer une « naïveté meurtrière », celle de croire aveuglément en la parole des représentants de la « Fille aînée de l’Église » comme ce fut le cas des Arméniens de Cilicie, tragiquement abandonnés à leur sort en 1921.
Et c’est là l’originalité de son approche que de faire dialoguer passé et présent afin de mieux saisir la réalité complexe de ces sociétés.
Minorités d’Orient, les oubliés de l’Histoire, Tigrane Yégavian, éditions du Rocher, 2019, 220 p., 14,90€ (à commander ici).
Crédit photo : DR (Photo d’illustration) et Flickr Yezidi YBŞ Fighters
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