À Rome, les bons empereurs étaient élevés après leur mort parmi les dieux, devenant « divi », des divinisés. Cette cérémonie dite d’apothéose, nous en avons eu une très récente manifestation moderne avec la disparition de l’ex-président Chirac.
Les cloches de Notre-Dame ont été exceptionnellement remises en service, dix livres tous plus apologétiques les uns que les autres ont paru dans la semaine qui a suivi sa mort, des milliers de personnes ont défilé à l’Élysée pour remplir de mots creux des cahiers de condoléances destinés à la famille Chirac. Les médias de toutes obédiences saluent un président exceptionnel, quasiment le dernier des Français, un chef d’État que seul De Gaulle aurait surpassé… N’en jetez plus !
Un étrange unanimisme
Cet unanimisme transpartisan a quelque chose d’étrange sinon de suspect. Certes, l’homme convoque la sympathie. D’une prestance d’acteur américain dans ses vertes années, Jacques Chirac a eu une fin assez misérable, où il ne se reconnaissait probablement même plus dans le miroir. Au temps de sa splendeur, il a été un amateur de bonne chère et un insatiable coureur de jupons. On s’étonnerait presque que de telles dilections iconoclastes à l’ère « Me too » et de la secte vegan ne lui valent pas plutôt une damnatio memoriae. Sans doute cet ethos rabelaisien est-il couvert et comme dédouané par un esprit beaucoup plus cultivé qu’il n’était politique de le dire, passionné par le Japon – du haïku au sumo – comme par les arts premiers, vrai totem progressiste de nos temps de repentance. Cela vaut beaucoup d’indulgences, au sens de celles que l’Église catholique commercialisait pour construire Saint-Pierre de Rome.
Une vraie incarnation de l’art de vivre à la française
Que l’homme privé soit sympathique, empathique même, bon vivant, une vraie incarnation de l’art de vivre à la française à son apogée des années 1970 n’est pas contestable : il est le contemporain de nos derniers grands disparus : Johnny (mort en 2017) – le barde populaire –, Bocuse (mort en 2018) l’empereur maître queux, le romancier d’Ormesson (mort en 2017) superficiel et sensuel. Chirac condense un peu les trois : la verve et la verdeur, le panache populaire, des loyautés féodales à la Vito Corleone, mais où le meurtre n’est que politique.
Quid de l’homme d’État pourtant ? Faut-il le célébrer à ce point ? Premier Ministre de 1974 à 1976 et nommé à ce poste parce qu’il a rallié Giscard et renié Chaban à l’élection présidentielle de 1974, Jacques Chirac devient président de la République quelque vingt ans plus tard en 1995. Mais il perd deux ans après les élections législatives et la réalité du pouvoir à la suite d’une « dissolution hasardeuse » (Lionel Jospin) et, cinq ans durant, doit se contenter de jouer la madone des aéroports. En 2002, nul ne pariait un kopeck sur sa réélection, moins en raison de la croisade des juges contre lui – les Français s’en moquent – que de la modestie diaphane de son bilan. Mais la percée inattendue de Jean-Marie Le Pen qui élimine le candidat socialiste au premier tour lui vaut une réélection dans un fauteuil grâce aux électeurs qui l’ont choisi par défaut en un réflexe de « salut républicain » qui fait partie intégrante de la mythologie de la gauche.
Un politique pas très habile
Au pouvoir, à rebours de son machiavélien prédécesseur François Mitterrand, Jacques Chirac ne s’est pas montré très habile. Comme on l’a rappelé, influencé par Dominique de Villepin, il dissout l’Assemblée nationale en 1997 bien qu’il y disposât d’une écrasante majorité… Conscient de ses faibles chances de réélection à l’issue de son premier mandat, il fait adopter en 2000 la réforme du quinquennat à laquelle il s’opposait initialement (14 juillet 1999 : « Le quinquennat serait une erreur, et donc je ne l’approuverai pas »). C’est le référendum le moins soutenu de la Ve République – avec près de 70 % d’abstention – et qui en détricote largement l’esprit en alignant le temps électoral du président de la République sur celui de l’Assemblée nationale. En 2005, le choix de faire adopter le TICE (traité instaurant une constitution européenne) par la voie référendaire plutôt que parlementaire aboutit à une débâcle (près de 55 % de Non), inédite pour un président de la République depuis l’échec du général de Gaulle au referendum du 27 avril 1969, 36 ans plus tôt.
Un héritage d’une grande minceur
L’héritage de Jacques Chirac en tant que chef d’État est d’une minceur que seule une époque amnésique comme la nôtre peut célébrer. La déclaration au sommet de Johannesburg le 2 septembre 2002 – « notre maison brûle et nous regardons ailleurs » a-t-elle changé quoi que ce soit ? C’est plutôt l’obscur tâcheron des discours présidentiels qui mériterait un bon point pour sa jolie image… La non-participation à l’invasion de l’Irak est considérée comme le pinacle de la geste chiraquienne. Si aujourd’hui ce refus français n’est guère contesté et apparaît, notamment à travers le discours de Dominique de Villepin à l’Onu le 14 février 2003, presque comme un haut fait, encore faut-il rappeler qu’il s’agit de manière révélatrice d’une abstention, d’une volonté de ne pas agir… Le panégyrique entonné pour Jacques Chirac ne trouverait-il pas une trouble origine davantage dans son refus de toute alliance électorale avec le FN (RN) ? Cette position – cette posture ? – a très opportunément campé un homme politique aux positions si fluctuantes (et qui déclarait à Orléans en 1991 : « Notre problème, ce n’est pas les étrangers, c’est qu’il y a overdose (…) Si vous ajoutez à cela le bruit et l’odeur, eh bien le travailleur français sur le palier, il devient fou. Il devient fou. C’est comme ça. ») en grande conscience républicaine, une « digue contre l’extrême-droite » comme le braient à l’envi les médias mainstream ?
Pour la France le temps d’un grand déclassement
L’histoire retiendra que le tournant du XXe au XXIe siècle, soit de 1995 à 2007 les deux mandats du président Chirac, aura été pour la France le temps d’un grand déclassement, un moment d’irrattrapables occasions perdues. Nicolas Baverez en 2003 avec La France qui tombe en dressait déjà l’implacable constat. Chirac au pouvoir, persuadé que le pays ne supporterait pas les grandes réformes, n’en a entamé aucune. Là où la Suède (1994) ou l’Allemagne (2004) refondaient leur modèle social, la France n’en a rien fait : Alain Juppé, Premier ministre de Jacques Chirac en 1995, capitule devant les lobbies syndicaux de la SNCF et de la RATP quand il essaie de réformer les régimes spéciaux de retraite ; dix ans plus tard en 2006, le CPE (contrat première embauche) qui met la jeunesse dans la rue est retiré. Le passage à l’euro (1999) s’est payé pour Paris d’une faible croissance (par l’importation des taux d’intérêt élevés de l’Allemagne) qui entretient le chômage de masse et les bas salaires. La professionnalisation des forces armées amorcée en 1996, d’une part a supprimé un mécanisme d’intégration républicaine essentiel pour la jeunesse, d’autre part s’est faite à moyens constants aboutissant à l’armée au format « stade de France » (80 000 places…), aux capacités opérationnelles réduites à une peau de chagrin – les crédits d’équipement ayant été sacrifiés à la réorganisation. Plus grave encore, le pays qui a inventé la carte à puce ou le Minitel passe complètement à côté de la révolution des NTIC (Nouvelles technologies de l’information et de la communication) alors qu’il aurait pu en devenir le leader européen et que la Chine, hier encore une nation du tiers-monde, relève le gant et construit en vingt ans, grâce à un volontarisme politique visionnaire, un tissu de géants du numérique, les BATX.
Alors Chirac, père et pote formidable, politicien chaleureux et fidèle sinon à des convictions du moins à des amitiés, personnalité hors norme tranchant avec le petit monde gris et « techno » des hommes du sérail ? Certainement. Mais un grand président, il est permis d’en douter. Au sommet de l’État, il a accompagné le déclin du pays voué à la même passivité contemplative que son dirigeant. En ce sens et comme l’ont remarqué d’autres commentateurs, son vrai successeur et héritier est bien François Hollande.
Pierre-Jean EYMARD
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