« Puisque le peuple vote contre le gouvernement, il faut dissoudre le peuple » : la gauche a souvent utilisé cette célèbre citation de Bertolt Brecht au second degré contre les gouvernements. Est-elle en passe de la prendre au premier degré contre le peuple ? On en voit ici et là des prémisses, comme dans un article récemment publié par l’American Journal of Political Science sous le titre « Does Direct Democracy Hurt Immigrant Minorities? Evidence from Naturalization Decisions in Switzerland ». Ses auteurs, Jens Hainmueller et Dominik Hangartner, enseignent respectivement à la London School of Economices et à Stanford University – deux hauts-lieux du politiquement correct contemporain.
« La démocratie directe est-elle mauvaise pour les minorités ? » Les auteurs sont partis de cette question « fondamentale » qui, disent-ils, partage les théoriciens depuis la naissance de la démocratie athénienne. Mais leur avis à eux est clair : ce qu’ils considèrent comme « mauvais pour les minorités » est le refus de naturalisation. Dans cet article documenté, ils comparent des données portant sur 1 400 municipalités suisses pour la période 1991-2009. Et leur constat est incontestable : quand les demandes de naturalisation sont examinées par les élus et non par référendum populaire, les taux de naturalisation augmentent en flèche !
En Suisse, les demandess de naturalisation sont traitées par la municipalité de résidence des demandeurs. Certaines municipalités pratiquent la démocratie directe : les citoyens votent sur les demande à l’occasion de référendums. D’autres pratiquent la démocratie représentative : les demandes sont soumises au conseil municipal élu. Mais cette distinction relève surtout du passé : depuis la période 2003-20058, la plupart des municipalités ont été obligées par la Cour fédérale helvétique à opter pour la démocratie représentative. Une comparaison avant/après permet donc de voir si la proportion de demandes acceptées varie une fois le peuple remplacé par les élus.
Moins de démocratie, plus de naturalisations
La réponse est oui, et même dans une proportion stupéfiante : « le passage soudain de la démocratie directe à la démocratie représentative a fortement augmenté les taux de naturalisation, de 60 % environ » ! L’augmentation des taux de naturalisation est particulièrement forte pour les groupes d’immigrants « marginalisés », issus en particulier des Balkans et de Turquie.
Les auteurs ont recherché d’autres facteurs explicatifs éventuels ; ils n’en ont trouvé aucun : « les immigrants chanceux dont les demandes ont été examinées en conseil municipal avaient bien plus de chances qu’elles soient acceptées que les immigrants malchanceux, pareillement qualifiés mais qui avaient déposé leur demande dans la même municipalité quelques mois plus tôt seulement, de sorte qu’elle avait été soumise au vote de l’assemblée du peuple ». L’augmentation du taux de naturalisation est bien due au fait que la décision est prise par les élus et non par les citoyens.
Les élus seraient-ils plus immigrationnistes que leurs électeurs, alors que la théorie démocratique veut que les élus représentent fidèlement les électeurs ? Ce n’est pas l’avis des auteurs. Mais, selon eux, les électeurs votent « sincèrement » (les guillemets sont d’eux, comme si cette sincérité leur paraissait suspecte) parce qu’ils n’ont pas à justifier leurs décisions, tandis que les élus doivent motiver leur vote, qui peut être contesté en justice. Pas question de se contenter d’une réponse du genre « on n’en veut pas » ! De ce fait « il est moins probable que [le politicien] agisse ‘sincèrement’ selon ses préjugés éventuels et rejette arbitrairement un demandeurs pour des raisons discriminatoires » (on note le vocabulaire moralisateur adopté par les auteurs, pour qui sincérité signifie préjugés).
Le pouvoir des juges
Ainsi, les élus sont plus ou moins contraints par le système judiciaire d’accepter des naturalisations dont proprio motu, ils ne voudraient pas. Et de fait, les refus de naturalisation par des élus donnent plus souvent lieu à contestation que ceux provenant du peuple. Mieux, notent les auteurs : quand beaucoup de contestations judiciaires réussissent, les taux de naturalisation par les élus augmentent l’année suivante.
Les auteurs concluent donc noir sur blanc : « Nous constatons que les minorités immigrantes en Suisse s’en tirent bien mieux si leurs demandes de naturalisation sont traitées par des politiciens plutôt que par les citoyens lors de référendums de naturalisation ». Et ils sonnent l’alarme : « La démocratie directe est en train de devenir rapidement un outil populaire de décision politique dans les démocraties modernes. Bien qu’il y ait des avantages à rapprocher la décision politique du peuple, cela soulève un souci important : la tendance à la démocratie directe pourrait menacer les intérêts des minorités vulnérables à la tyrannie de la majorité ».
À aucun moment MM. Hainmueller et Hangartner ne se demandent si ce qui est « mauvais pour les minorités » ne pourrait pas être bon pour la majorité et s’il est souhaitable de remplacer la « tyrannie de la majorité » par celle de la minorité. Ils ne relèvent pas non plus un fait évident qui découle de leurs données : ce ne sont pas tant les élus qui trahissent leurs mandants que les juges qui leur imposent des décisions dont les citoyens ne veulent pas. Le pouvoir des juges n’est donc pas négligeable : même en Suisse, le « vouloir vivre ensemble » est une fiction imposée par le système.
E.F.
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