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Barbarossa, 1941. Jean Lopez : « Les Allemands ne vont pas se remettre de cette défaite » [Interview]

Jean Lopez est directeur de la rédaction de la revue Guerres et Histoire, et par ailleurs historien de la Seconde Guerre mondiale et spécialiste du conflit germano-soviétique. Il vient de publier un livre majeur, avec Lasha Otkhmezuri, intitulé Barbarossa (Passés composés). Un livre que nous avons présenté ici, la semaine dernière.

Pour évoquer cet ouvrage — qui captivera forcément les passionnés de la Seconde Guerre mondiale et ceux qui cherchent à mieux connaitre encore cette période, nous avons interrogé son coauteur, Jean Lopez.

Breizh-info.com : Qu’est-ce qui vous a amené à écrire sur Barbarossa ? Pouvez-vous nous rappeler le contexte de cette opération ?

Jean Lopez : Il n’y a rien de sérieux publié en Français sur la question. Ce qui a été publié en anglais est trop exclusivement centré sur les opérations militaires. J’ai voulu réintégrer le contexte diplomatique, idéologique, et cerne au plus près la façon dont les deux camps ont préparé l’opération, notamment du côté soviétique. Les ouvrages américains parus sur l’opération s’appuient presque exclusivement sur les sources allemandes, négligeant les sources soviétiques. Nous avons rédigé cet ouvrage à deux, et avons pu disposer à égalité des sources allemandes et soviétiques (russes ou ukrainiennes).

Sur l’opération en elle même : le 22 juin 1941, Hitler est dans une impasse. Il a cru après la défaite de la France pouvoir s’arranger avec les Anglais, qu’ils allaient demander la paix en echange des mains libres à l’est. Sauf que Churchill a dit non, refusant de traiter avec Hitler.

Il s’est donc rendu compte  que la victoire sur la France n’avait rien réglé. L’Empire britannique était en guerre, les Américains s’approchaient toujours plus de la belligérance, et les accords passés avec Staline en 1939 n’étaient plus du tout certains. Hitler a donc tenté de jouer son va-tout en enlevant à l’Angleterre sa dernière épée continentale, c’est à dire l’armée rouge, voici pour le contexte stratégique vu du côté allemand.

Vu du côté soviétique, le contexte est différent. Ils se sont engagés dans une politique de collaboration avec l’Allemagne depuis les accords Molotov/Ribbentrop du 23 août 1939. Staline a bien conscience que les tensions avec le Reich se multiplient, il essaie de revivifier cette politique de collaboration par une visite de Molotov à Berlin, mais c’est un échec. Notamment sur les points chauds (Roumanie, Finlande, détroits turcs…). Il ne trouve pas d’autre parade qu’un renforcement de sa coopération économique et qu’en une observation des déplacements de troupes allemandes qu’il interprète d’ailleurs de travers.

Breizh-info.com : Les cours d’histoire à l’école insistent de moins en moins sur la chronologie de la Seconde guerre mondiale, au profit de la « thématique ». Peut-on dire néanmoins que Barbarossa est important à comprendre et à connaitre, car cela marque le tournant de cette guerre ?

Jean Lopez : La Seconde Guerre mondiale est une route sinueuse, avec beaucoup de tournants. Ce serait abusif de dire que l’opération Barbarossa est LE tournant. C’est UN tournant très important, car Hitler tente de forcer la décision définitive sur le continent, et qu’il échoue. Cela ne met pour autant pas fin à la guerre. Il n’atteint pas ses objectifs après 6 mois de campagne. Je rappelle la chronologie de la campagne :

22 juin 1941 : attaque-surprise de l’Union soviétique. Une demi-douzaine de batailles d’encerclement réussies par les Allemands, qui les amènent début décembre 1941 à 40 km de Moscou. Mais la Wehrmacht est épuisée, et s’arrête d’elle-même, je dis bien d’elle même, avant même que le Général Joukov ne déclenche la contre-offensive de Moscou.

Une contre offensive déclenchée le 6 décembre, qui inflige un échec important aux troupes allemandes, obligées de reculer de 150 à 200 km selon les secteurs du front. Mais l’objectif des Soviétiques qui était de détruire le groupe d’armées centre allemand est manqué (faire un Barbarossa à l’envers). Ce n’est pas une contre offensive décisive. Il est abusif donc d’en faire le tournant de la Seconde Guerre mondiale.

Breizh-info.com : Quelles ont été les erreurs principales des Allemands ? Quels ont été les atouts principaux des Soviétiques ?

Jean Lopez : Les erreurs des Allemands ont été de croire qu’ils pouvaient disposer de l’Armée rouge en une seule campagne. Ils l’avaient estimé à 3 mois, au départ, puis à 4 mois ensuite. Ils se sont rendu compte qu’il allait falloir remettre ça à 1942. Ils ont sous-estimé l’investissement que cela demanderait. Ils n » ont pas mis assez de divisions dans l’affaire. Ils ont sous-estimé leur adversaire. L’Armée rouge a une capacité de régénération plus importante, ses armements sont plus nombreux et plus modernes, que ce que les Allemands avaient escompté.

La grande défaillance allemande réside dans le renseignement et la logistique. Ils ont sous-estimé l’industriel et le militaire soviétique. Et la logistique, car ils pensaient pouvoir nourrir leur offensive uniquement en recourant aux moteurs, aux camions. N’importe qui aurait pu leur expliquer que l’état des routes et des distances ne permet pas d’entretenir le mouvement de 3 millions d’hommes pendant des mois jusqu’à 800 km de leur base de départ. Ce n’était pas possible, ils y ont cru, car ils pensaient régler le problème par des batailles d’encerclement à moins de 400 km de la frontière, c’est raté.

Les Soviétiques ont commis également des erreurs. Ils n’ont d’abord pas senti venir le coup. Ils avaient anticipé le coup principal en Ukraine alors qu’il a eu lieu en Biélorussie. Ils ont surestimé leurs capacités offensives, pensant porter la guerre chez l’ennemi en déclenchant une contre-offensive immédiate. Ils ont perdu des milliers de chars pour rien.

Leurs atouts, c’est d’avoir une profondeur stratégique importante. Une conception correcte de la guerre (ils ont anticipé une guerre longue, de masse, matérielle). Ils ont dimensionné leur outil industriel mieux que les Allemands. Ils avaient développé dès les années 30 un système d’usines dual. Je m’explique : une usine de tracteurs soviétiques lancée au début des années 30 est conçue pour en moins de 15 jours passer de la production de tracteurs à chenilles, à celle de chars d’assaut. De la même façon, une usine qui fabrique des engrais azotés peut en moins d’un mois être convertie moyennant l’arrivée d’un oléoduc, à la fabrication de poudre et d’explosifs. Les Soviétiques ont rapidement converti leur industrie en une industrie de guerre, de masse, à bon marché, qui a assuré à l’Armée rouge, un débit supérieur à celui des Allemands et au moins d’aussi bonne qualité, excepté peut être dans le domaine de l’aviation où il y avait un retard technologique.

Breizh-info.com : Vous évoquez 5 millions de morts durant Barbarossa. Il s’agirait donc de la bataille la plus coûteuse en vie humaine de l’histoire de l’humanité ?

Jean Lopez : 5 millions de morts, et plus, cela provient d’une addition de pertes qui ne sont pas les seules pertes militaires au combat. Dans ces 5 millions, de tués, à 90 % des citoyens soviétiques, les pertes militaires au combat sont grosso modo de l’ordre d’1 million. Il faut ajouter à cela 500 000 juifs exterminés dans le cours de l’opération Barbarossa par les polices et la SS allemande. Il faut ajouter plus de 2 millions de prisonniers de guerre soviétiques qui sont abandonnés à la famine, à la maladie, et aux mauvais traitements, qui mourront avant février 1942. Et enfin, les 800 000 victimes du siège de Leningrad, plus un nombre inconnu de victimes, mais qui ne peut pas être inférieur à 500 000, de victimes civiles de la soldatesque allemande (famine, mauvais traitements, expulsion au cœur de l’hiver…)

Breizh-info.com : En termes de stratégie militaire, quelles sont les leçons fondamentales à retenir de l’opération Barbarossa ? Quelles conséquences sur la suite de la Seconde Guerre mondiale ?

Jean Lopez : les Allemands ont sous-estimé largement leurs adversaires. Ils ont surestimé leurs propres capacités opérationnelles. Leurs 17 divisions blindées et la quinzaine de divisions motorisées ne suffiront pas pour détruire l’Armée rouge en une seule campagne. De la même façon, ils attaquent avec 3000 avions de combat, c’est à dire moins que ce qu’ils avaient mis en ligne face à la France, cela ne suffit pas pour balayer l’aviation rouge du ciel.

Les Allemands ne vont pas se remettre de cette défaite. Plus jamais dans la suite de l’opération ils n’auront les moyens de mener une offensive stratégique générale sur le front. L’offensive qu’ils lanceront en juin 1942 ne concernera que la moitié sud du front. Celle lancée en 1943 à Koursk ne correspond qu’à un dixième du front. Ils ont gaspillé leur seule véritable munition avec Barbarossa, après ils n’ont plus aucune chance de l’emporter. Dès lors que leur armée de terre est coincée, pour les trois quarts, en Union soviétique, les Allemands n’ont pas la possibilité de convertir leur appareil industriel aux besoins de la guerre contre les Anglo-saxons.

La guerre contre les Américains, qui débute en 1942, exige que l’appareil industriel se mette au service de la Kriegsmarine et de la Luftwaffe. Les Anglo-saxons sont des puissances aéronavales. Les Allemands devaient libérer des personnels de l’armée de terre, et des usines travaillant pour l’armée de terre. À partir du moment où ces personnels sont coincés en Union soviétique, c’est terminé. Le Reich n’a plus aucune chance de gagner la Seconde Guerre mondiale.

Les choses vont encore durer plus de trois ans et demi, mais fondamentalement, cette impasse stratégique pour Hitler de juillet 1940 avec la résistance anglaise, il l’a retrouvée en plus grave en janvier 1942 avec la résistance soviétique. Tout le reste de la guerre n’est qu’un sort de fuite en avant qui ne peut amener les Allemands qu’à des défaites de plus en plus lourdes.

Breizh-info.com : N’est-ce pas du coup l’aveuglement idéologique d’Hitler et de sa garde rapprochée par rapport à la stratégie militaire de certains généraux de la Wehrmacht compétents qui contribue à cette défaite ?

Jean Lopez : Non, pas du tout. Il y a un aveuglement idéologique c’est certain, mais la responsabilité est partagée. Cette idée que tout serait de la faute d’Hitler et des nazis est une idée colportée par les généraux allemands pour expliquer leur défaite après guerre. Il faut renoncer a cette idée, elle est fausse. L’échec de Barbarossa, c’est autant la faute des chefs de la Wehrmacht et de l’armée de terre que celle d’Hitler. Bien entendu, ils sont partis en guerre avec des présupposés idéologiques, un racisme contre les Slaves et les Juifs. Mais ce n’est pas dans ce domaine qu’est la cause principale de leur échec.

Il y a un mauvais calcul militaire. Les Allemands ont  pris leurs désirs pour des réalités. Ils n’ont pas pris leurs adversaires au sérieux et ne se sont pas donnés la peine d’étudier la logistique nécessaire. Les chefs allemands sont partis en guerre avec un mauvais plan. Il n’avait pas d’objectif claire (attaque sur trois axes, en transférant sans arrêt des forces sur l’un des trois sans jamais être assez fort nulle part). On ne peut pas dire qu’Hitler soit le seul responsable de l’échec. La responsabilité est partagée entre les professionnels de l’armée allemande, et les chefs nazis. Cela ne peut plus se discuter aujourd’hui.

Propos recueillis par YV

Crédit photo : wikipedia (cc)
[cc] Breizh-info.com, 2019, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine

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