Jean Luc Basle a été durant 23 ans le directeur de City Group New York. Il nous transmet cette tribune, que nous reproduisons ci-dessous, à propos des Etats-Unis.
Du point de vue américain, la chose est entendue : les Etats-Unis ont été la victime d’une ignominieuse attaque à Pearl Harbor. Ils l’ont été à nouveau le 11 septembre. Aujourd’hui, c’est l’Iran qui menace leur sécurité. Ce sont les Iraniens qui ont abattu un drone américain, qui ont saisi un pétrolier étranger et s’affranchissent des contraintes du traité de Vienne. Qui doute de la malfaisance de ce pays doit se référer au discours de George W. Bush du 29 janvier 2002. Le président américain y déclare que l’Iran avec l’Irak et la Corée du nord constitue un « axe du mal », la référence à un autre axe de l’histoire, celui de Berlin-Tokyo-Rome, souligne, s’il le fallait, la malignité de ce nouvel axe. Mais de quoi l’Iran est-elle coupable ? Et, les Etats-Unis sont-ils innocents ?
L’Iran est coupable de sa géographie, de ses richesses pétrolières, et de sa politique étrangère indépendante. La France fut aussi coupable de ce vice, au temps du général De Gaulle. Dieu merci, depuis Nicolas Sarkozy les choses sont rentrées dans l’ordre. C’est pourquoi la France maintient une force militaire en Syrie sans y avoir été invitée à l’inverse de l’Iran et de la Russie. On ne peut comprendre ce qui oppose les Etats-Unis à l’Iran sans revenir à 1953. Mohammad Mossadegh, alors premier ministre, considérant que le pétrole de l’Iran appartenait aux Iraniens, a eu l’idée saugrenue de nationaliser l’Anglo-Iranian Company, entreprise pétrolière détenue par des intérêts britanniques. Mal lui en prit. Kermit Roosevelt, chef de la CIA à Téhéran et petit-fils du président Théodore Roosevelt, le destitua grâce à un complot qui le fit passer pour un agent de l’Union soviétique, avec manifestations de la rue à l’appui. Ce coup d’état fut un tel succès que la CIA le reproduisit dans d’autres pays. Pour résumer une longue histoire, on peut dire que l’Iran est coupable de vouloir profiter de ses richesses et de définir sa politique.
Quant aux Etats-Unis, se drapant dans les grands principes hérités du Siècle des Lumières, ils ne cessent d’intervenir dans les affaires intérieures des nations. C’est Donald Trump qui arbitrairement a dénoncé le traité de Vienne. Comment peut-il reprocher aux Iraniens de s’affranchir des quotas que ce traité impose sur la fabrication d’uranium enrichi alors qu’il le rejette ? Les Etats-Unis ne sont pas la victime mais l’agresseur. Qui doute que Franklin Roosevelt était au courant de l’attaque de Pearl Harbor ? (1) Pire, qu’il a tout fait pour la provoquer ? Qui croit à la version officielle du 11 septembre 2001 quand Thomas Kean et Lee H. Hamilton, respectivement président et vice-président de la Commission d’enquête, ont cru bon d’écrire un livre pour faire part de leur frustration face tracasseries administratives et autres embûches qui les empêchèrent de mener à bien leur investigation ? Qui doute encore que l’incident du golfe du Tonkin est une provocation américaine pour justifier la guerre au Vietnam ? Qui doute que Jacobo Arbenz, président du Guatemala, a été assassiné sur ordre de Washington, que Juan Bosch, premier président de la République dominicaine élu démocratiquement, fut démis de ses fonctions par les Etats-Unis ou que Joao Goulart, président réformateur du Brésil, fut victime d’un coup d’état qui institua une dictature militaire, particulièrement brutale, de deux décennies ? Ajoutons Augusto Pinochet pour faire bonne mesure. Comble de l’ironie, à chaque intervention, les Américains se présentent comme les défenseurs de la liberté contre une agression prétendument communiste, alors qu’ils sont du côté des ploutocrates locaux en liaison directe avec leurs grandes entreprises pour piller les ressources du pays. Ce cynisme politique ne se limite pas à l’hémisphère sud. Elle s’applique au monde entier, Europe incluse. La Grèce en est le plus triste exemple.
Notons avant de conclure que cette politique interventionnisme est en parfaite contradiction avec les textes officiels que sont les trop fameux « Quatorze points » de Woodrow Wilson, la « politique de bon voisinage » de Franklin Roosevelt, la Charte de l’Atlantique d’août 1941, et l’Alliance pour le progrès de John Kennedy.
Les Etats-Unis sont la nation « indispensable », la Nouvelle Jérusalem dotée d’une « Destinée manifeste » … Il s’en suit qu’ils sont là pour conduire le monde, c’est-à-dire le dominer. Pratiquement, cela se traduit par le pillage des ressources naturelles à travers le monde, et l’ouverture des marchés aux produits américains. D’où les deux expéditions du Commodore Perry de 1853 et de 1854 pour ouvrir le marché japonais, la « libération de Cuba » pour s’approprier le contrôle mondial du marché du sucre, ou la conquête des Philippines qui ouvre la voie au marché chinois après l’annexion de Guam. Voilà comment il faut entendre la politique des portes ouvertes (open-door policy) du Secrétaire d’état John Hay : politique d’ouverture aux produits américains tout en protégeant le marché intérieur par des tarifs douaniers ou des clauses « antécédentes » (grand-fathering). (2) Tout cela est d’une parfaite hypocrisie et révèle une avidité insatiable dont le père Goriot lui-même ne serait pas capable. A ceux qui auraient encore des doutes, voilà ce que dit Woodrow Wilson : « notre marché intérieur ne peut absorber notre production… il nous faut un grand marché (mondial) pour l’écouler. » (3) C’est cette même hypocrisie qui régit les relations extérieures américaines aujourd’hui. L’Iran en est la victime, les Etats-Unis l’agresseur.
Jean-Luc Baslé, 22 juillet 2019
Notes
(1) En 1999, le Sénat reconnu que les deux officiers en charge de la défense d’Hawaï, l’amiral Kimmel et le général Short, avaient agi de façon compétente et professionnelle et qu’en aucun cas la responsabilité de la destruction des navires américains ne pouvait leur être imputée. (David Ray Griffin. The American Trajectory : divine or demonic, p. 148)
(2) Les clauses “grand-fathering” émanent de lois et règlements américains qui donnent un avantage aux Etats-Unis dans les traités internationaux – avantages dont leurs partenaires ne peuvent se prévaloir.
(3) David Ray Griffin. The American Trajectory : divine or demonic, p. 69, p. 123.