La question linguistique est une des plus clivantes au sein de la société catalane. Les méthodes coercitives mises en œuvre depuis quarante ans par la Généralité pour imposer son usage et éradiquer l’espagnol sont aujourd’hui un point de crispation croissant entre indépendantistes et constitutionnalistes.
Le catalan est une des langues romanes les plus établies. Sa pratique s’est maintenue jusqu’à nos jours dans l’ensemble des classes sociales, principalement dans le monde rural et dans la bourgeoisie urbaine. L’espagnol a également été parlé depuis les origines en Catalogne, notamment dans les grandes villes, en raison de l’appartenance de la région à la couronne d’Aragon et au rôle de métropole de Barcelone.
À titre d’exemple, l’imprimerie arrive très tôt à Barcelone et dès 1480 les publient des ouvrages en catalan, en grec, en latin et en espagnol. La présence de la langue majoritaire du royaume ira croissant pour répondre à un marché hispanophone bien plus important au point qu’à la fin du XIXe siècle, Barcelone devient la capitale mondiale de l’édition en espagnol, titre qu’elle détient encore mais qu’elle va probablement perdre au profit de Madrid dans les prochaines années.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’équilibre linguistique sera altéré par l’arrivée massive de populations d’autres régions espagnoles venues satisfaire aux besoins d’une industrialisation catalane rendue possible par un protectionnisme douanier rigide décidé à la demande des élites locales par l’Etat central. Le petit peuple au service des riches, les ouvriers dans les usines, les fonctionnaires de base, parlent le castillan. La bourgeoisie et les paysans conservent le catalan.
La victoire des libéraux lors des guerres carlistes va favoriser l’usage de l’espagnol dans les grandes institutions publiques. L’université, la justice, l’administration, vont adopter le castillan. Le catalan se maintient dans les familles, les milieux culturels, l’Église, les affaires. Cette situation connaître une brève parenthèse dans les années 1930 quand le gouvernement régional remettra le catalan sur le devant de la scène.
la pratique du catalan dans l’espace public est obligatoire
Avec l’entrée triomphale des troupes franquistes à Barcelone en 1939, le catalan retrouve sa relative marginalisation mais sans souffrir de persécution pour autant. La mort de Franco, l’adoption d’une nouvelle constitution en 1978 et la naissance d’institutions autonomes en Catalogne conduisent au vote de lois en faveur de l’enseignement et de l’usage du catalan qui au fil des ans vont aboutir à la mise en place d’un régime d’imposition linguistique sans équivalent en Europe.
Aujourd’hui, la pratique du catalan dans l’espace public est obligatoire. Un commerçant ne peut rien afficher en espagnol sans encourir une lourde amende, l’intégralité des médias financés par la Généralité est en catalan et nul ne peut devenir fonctionnaire sans parler parfaitement le catalan. Récemment, le porte-parole du gouvernement autonome a même refusé de répondre aux questions en espagnol des journalistes avant de s’y résoudre de mauvaise grâce. Ces différentes mesures ont été acceptées par la population. En revanche, c’est dans l’éducation que commence à souffler un vent de révolte.
Avec l’aide d’un corps enseignant largement acquis à l’indépendantisme le plus radical, la Généralité a mis en place le concept d’immersion linguistique qui a pour but de catalaniser les hispanophones. Dans les établissements publics, l’espagnol est devenu résiduel. Mais plus clivant, les enseignants ont pour tâche d’empêcher les élèves de converser entre eux en espagnol et d’utiliser cette langue en toute circonstance. Des parents ont dénoncé, par exemple, que l’on prive de friandises toute une classe si un des enfants est repéré en parlant en espagnol dans la cour de récréation.
Récemment, le 17 juin 2019, une fillette de dix ans, scolarisée au collège Font de l’Alba à Tarassa, a été surprise par son enseignante Miriam Ferrer Martin alors qu’elle venait de dessiner dans son cahier un drapeau espagnol accompagné d’un « Viva España ». La réaction de l’adulte a été brutale : elle l’a saisie par le col, ce qui a fait tomber la gamine au sol, puis l’a prise par le cou pour l’expulser de la classe en la laissant seule dans le couloir.
En récupérant son enfant à la sortie des cours, la mère l’a entendue se plaindre de douleurs au dos provoqués par sa chute et l’ont conduite à l’hôpital où un médecin a constaté les effets de l’agression. Avec le certificat médical en main, les parents ont dénoncé les faits devant la police autonome.
L’enseignante, qui est une militante active de l’Assemblée nationale catalane (ANC), a fait l’objet par son supérieur Jesus Viñas d’une enquête administrative qui en trois jours l’a blanchie de toute motivation idéologique et lui a simplement infligé un blâme.
Cet incident n’est pas le premier à Tarrasa ni ailleurs en Catalogne, mais c’est la première fois qu’il arrive à la une des journaux et qu’il suscite une réponse aussi forte. Dès le lendemain, le portail de l’école était couvert de dessins d’enfants représentant le drapeau espagnol et les réseaux sociaux se solidarisaient massivement en faveur de la fillette.
Il est probable que rien ne va changer car il faudrait un renversement du rapport de forces politiques tant en Catalogne que dans le reste de l’Espagne. Pourtant, une réflexion sur la validité des mesures coercitives contre la pratique de l’espagnol serait utile.
D’un côté, les inconvénients de l’éradication de la langue de Cervantes sont de plus en plus patents. Les jeunes catalans parlent un espagnol courant qu’ils héritent de leurs parents et qu’ils entretiennent par la consommation de médias de masse en espagnol, mais ils ne possèdent plus l’usage cultivé de la langue d’autant plus que l’université catalane perd progressivement ses professeurs hispanisants. Cet appauvrissement linguistique restreint les possibilités de trouver en emploi en dehors de la Catalogne. Quant aux entreprises, elles ont de plus en plus de mal à faire venir des salariés d’autres régions d’Espagne ou de pays hispanophones en Catalogne car ils ne pourraient pas y scolariser leurs enfants.
Cette perte de l’espagnol cultivé contribue à baisser significativement le nombre de Catalans qui entrent dans la haute fonction publique espagnole. Ainsi, sur les seize juges nommés en Catalogne en 2018, seulement cinq ont prêté serment en catalan. Ce manque de magistrats catalanophones explique que dans l’ensemble de la région à peine 8 % des jugements soient écrits en catalan.
Les efforts de la généralité ne suffisent pourtant pas à satisfaire la Plataforma per la Llengua qui veille sur la langue catalane. Dans son dernier rapport, les enquêteurs de cet organisme de surveillance soulignent que seulement 14,6 % des conversations en récréation des élèves du secondaire se font en catalan. Selon la Plataforma, il faut non seulement poursuivre le modèle actuel d’immersion, mais le renforcer, notamment en contraignant davantage les enfants à parler entre eux en catalan.
La maîtrise de l’éducation est une des clefs du basculement politique de la Catalogne. Si le prix a payer est élevé, les nationalistes catalans sont disposés à faire les sacrifices nécessaires pour y parvenir quitte à susciter des réactions chaque fois plus fortes de la moitié de la population qui, encore à ce jour, ne partage pas leurs ambitions dune Catalogne indépendante.
Sources
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