Abélard, Héloïse et Bernard. Le professeur, la femme et le moine : les destins croisés de ces trois personnages emblématiques illustrent les conflits socioculturels qui, au XIIIe siècle, secouent les bases de la civilisation médiévale. Ce sont ces destins qu’évoque l’historien Georges Minois dans son nouveau livre paru aux éditions Perrin.
Le professeur, Abélard, arrogant et séducteur avant d’être castré, est le premier véritable intellectuel à la mode. Admiré par ses étudiants, il entreprend de rationaliser la foi et d’en dissiper les mystères par la dialectique, dans le but de comprendre pour mieux croire.
La femme, Héloïse, ardente et cultivée, vouant un véritable culte spirituel et charnel à son professeur et amant, revendique le droit à un amour libéré des chaînes du mariage. Reléguée de force au couvent, elle y rumine ses rêves érotiques et son sentiment de culpabilité tout en se comportant en pieuse abbesse.
Le moine, futur saint Bernard, un ascète devenu la plus haute autorité morale et doctrinale de son époque, défend une foi rigoureuse, fondée exclusivement sur l’Écriture, hostile à toute intrusion de la raison et des passions humaines, et au nom de laquelle il fait condamner Abélard et surveiller Héloïse.
La liaison du couple est trop souvent réduite à une simple histoire d’amour, et on oublie l’intrusion du moine, dont l’ombre plane sur cette époque tandis qu’il veille à étouffer l’émergence, au sein de la religion médiévale, des exigences subversives de la raison et de la passion charnelle. Georges Minois restitue ici toute sa force dramatique à l’histoire de ce trio devenu mythique.
Pour évoquer cet ouvrage, nous avons interrogé Georges Minois.
Abélard, Héloïse et Bernard – Georges Minois – Perrin
Breizh-info.com : Pourriez vous présenter Abélard, puis Héloïse, puis Bernard, à nos lecteurs ?
Georges Minois : Abélard était un Breton de petite noblesse né près de Nantes vers 1079. Devenu professeur de philosophie à Paris, à l’école du cloître de Notre-Dame (l’université n’existait pas encore), il devient célèbre par son enseignement novateur et audacieux, essayant de concilier la raison et la foi. Des étudiants affluent de l’Europe entière pour suivre ses cours. Cela lui attire la jalousie des autres professeurs, d’autant plus qu’il est arrogant, provocateur et très sûr de lui-même.
Héloïse est une jeune fille noble élevée chez son oncle le chanoine Fulbert, au cloître de Notre-Dame. Très cultivée, elle admire Maître Abélard, et son oncle propose imprudemment à ce dernier de s’installer chez lui pour donner des leçons à sa nièce. Les cours (très) particuliers tournent vite à la liaison amoureuse. Le professeur et son étudiante deviennent amants; Héloïse donne naissance à un fils, Astrolabe, et elle épouse discrètement Abélard. Fulbert, pour venger l’honneur de la famille, fait castrer Abélard. Héloïse est mise au couvent; Abélard devient moine et abbé de Saint-Gildas-de-Rhuys, près de Vannes, avant de reprendre ses cours à Paris, où il publie des ouvrages de philosophie et de théologie.
Bernard est un moine cistercien, abbé de Clairvaux en Bourgogne. Adepte d’une vie austère et ascétique, il est considéré comme la plus haute autorité morale et doctrinale de l’époque, consulté par les rois comme par le pape. Il accuse Abélard de propos hérétiques et fait condamner ses oeuvres au concile de Sens en 1140.
Breizh-info.com : Finalement, pourriez vous nous donner quelques clés pour pénétrer dans votre livre, qui n’est pas forcément accessible si on méconnait ces personnages ?
Georges Minois : Les destins croisés de ces trois personnages sont étudiés ici en trois parties, chacune consacrée à l’un des protagonistes, pour essayer de cerner leur personnalité. Abélard, c’est avant tout le professeur, brillant, orgueilleux et très populaire auprès de ses élèves.
C’est l’occasion d’examiner comment fonctionnait l’enseignement à Paris au XIIe siècle. Héloïse, c’est à la fois l’amante et la religieuse, dont la personnalité est déchirée entre ces deux états. C’est l’occasion d’étudier la place de la femme dans la société de cette époque. Bernard, c’est le religieux, exclusivement préoccupé des problèmes de la foi, et c’est l’occasion d’étudier l’idéal monastique médiéval.
Breizh-info.com : Vous expliquez que ces trois personnages que sont un moine, un professeur et une femme illustrent les conflits socioculturels du moyen âge. Pourquoi ?
Georges Minois : Ces trois personnages incarnent les trois grandes valeurs antagonistes qui s’affrontent au sein de la culture médiévale. Pour Bernard, tout doit être soumis aux exigences de la foi, basée exclusivement sur les Ecritures saintes; hostile aux études scolaires et à la culture profane, il prône une fidélité aveugle aux préceptes bibliques.
Abélard est aussi un croyant sincère, mais il estime que la foi doit être renforcée par la raison: pour croire, il faut d’abord comprendre, dit-il, et il s’efforce donc d’expliquer rationnellement les mystères divins, ce que ne peut accepter Bernard. Quant à Héloïse, elle fait valoir les droits de la passion amoureuse et des sentiments. profondément croyante elle aussi, elle éprouve un sentiment de culpabilité pour avoir été la cause des malheurs d’Abélard.
Breizh-info.com : Vous expliquez également qu’Abélard et Héloïse seraient des pionniers de l’individualisme. Pour quelles raisons ?
Georges Minois : L’histoire de ces trois personnages dépasse leur destin individuel. On dispose pour l’étudier de documents exceptionnels pour l’époque: l’autobiographie d’Abélard, intitulée Histoire de mes malheurs, la correspondance échangée au cours de plusieurs années entre les deux amoureux, les nombreuses lettres de saint Bernard. A travers ces documents, on assiste à l’émergence de l’individualisme moderne au sein de la culture médiévale.
Cela est évident chez Abélard, qui est un des tout premiers intellectuels à avoir rédigé son autobiographie, ainsi qu’un autre ouvrage au titre révélateur: Connais-toi toi-même. En fait, toute son oeuvre est centrée sur lui-même, dans un effort continuel pour tenter de se comprendre.
L’individualisme d’Héloïse transparaît dans toutes ses lettres. C’est un individualisme douloureux, basé sur l’introspection, l’analyse de sa passion, et le sentiment de solitude, d’abandon, qu’elle reproche aussi bien à Abélard qu’à Dieu. Quant à l’individualisme de saint Bernard, il est paradoxal, car en tant que moine il pense que « le moi est haïssable », et que le religieux devrait se fondre dans l’anonymat de son ordre. Mais par là il ressent une profonde solitude lui aussi, la solitude de l’individu exilé dans ce bas monde.
Breizh-info.com : Finalement, quel héritage nous ont laissé ces trois personnages ?
Georges Minois : Les destins d’Abélard, Héloïse et Bernard sont une illustration de la tragique incommunicabilité des êtres, qu’ils s’aiment ou qu’ils se détestent. Leurs relations sont une tragique illustration de la formule sartrienne: « L’enfer, c’est les autres », parce que les autres sont irrémédiablement autres, soit au niveau amoureux, comme en témoigne la correspondance entre Abélard et Héloïse, qui cherchent vainement à réaliser une union fusionnelle, soit au niveau intellectuel, comme l’illustre la dispute entre Abélard et Bernard: pour Abélard il faut comprendre pour croire, et pour Bernard il faut croire pour comprendre; pour le premier, raison et foi sont complémentaires; pour le second elles s’excluent mutuellement. Débat toujours actuel. Ce trio du XIIe siècle lègue un héritage étonnamment moderne.
Breizh-info.com : Vous avez écrit, durant votre carrière, d’innombrables ouvrages, sur différentes périodes. Est-ce qu’il y a encore des sujets que vous souhaitez étudier à l’avenir ?
Georges Minois : Etant plutôt orienté vers les études d’histoire culturelle, et plus particulièrement du Moyen Âge, je m’intéresse à des cas emblématiques des valeurs des sociétés médiévales, et je rédige en ce moment une biographie de Charles Martel, un personnage au coeur des relations entre l’Occident et l’islam.
Propos recueillis par YV
Photo d’illustration : DR
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