Sur la quatrième de couverture de son ouvrage La demeure des hommes, paru en février 2019 chez Tallandier, l’auteur est présenté ainsi : « Juriste, énarque, enseignant le droit public à l’ENS, ainsi qu’à l’Université Paris-1 (Panthéon-Sorbonne), Paul-François Schira est haut fonctionnaire. Il signe ici, à 28 ans, son premier essai. » En somme, un pedigree prometteur au regard du fonctionnement de la vie institutionnelle française. Mais devant lequel l’on se surprendrait à s’interroger : jusqu’à quand les promesses de la jeunesse, que l’on espère déclinées en honnêteté intellectuelle et enthousiasme véritablement citoyen, résisteront-elles à ce début de parcours brillant ? Car arpenter les sentiers des « élites » politiques actuelles ressemble bien souvent pour l’électeur lambda – avouons-le – à frayer dans les ruelles interlopes du clientélisme et du sacrifice des idées au profit des ambitions personnelles et de la vaine gloire, loin, bien loin de la vie quotidienne desdits compatriotes lambda. Quand les uns succombent à une crise d’« élitite » aigue, l’épiderme de la France se couvre d’une éruption de « gilet-jaunisme ».
Donc, si l’intention est louable de s’interroger sur « la post-modernité [qui] a précipité l’ensauvagement du monde », le lecteur attend bien plus qu’une énième « réflexion » de convenance sur la montée du salafisme et des populismes en Europe (bouh, les gros mots !). Autrement dit, Paul-François Schira osera-t-il passer outre la surface consensuelle – et hélas vide de sens… – des banalités sur le retour de boomerang du colonialisme, les banlieues défavorisées, les jeunes exclus de la prospérité à cause du système éducatif, le repli identitaire, la peur de l’autre, etc. ? Bref, osera-t-il plonger dans les eaux troubles du « pourquoi ? » de la situation, là où d’autres, aveugles ou trop timorés, se contentent de pêcher des « comment ? » qui n’éclairent en rien l’avenir, voire l’obscurcissent un peu plus – généralement, c’est là que ces bons poissonniers poussent leur cri ultime, celui qui est censé clouer le bec à tout débat, en épinglant illico comme « réactionnaire » quiconque tenterait de dialoguer…
Une triple quête de sens, d’appartenance et de reconnaissance
La réponse semble être affirmative et vaut le détour, histoire de mieux comprendre par quels chemins tortueux la pensée européenne a pu accoucher de nos sociétés actuelles – assez monstrueuses aurions-nous envie de dire. Quelques points essentiels.
D’un abord construit tout en restant accessible, cet essai tente d’analyser avec suffisamment d’honnêteté le « désarmement politique de l’Occident ». Par ces mots, l’auteur entend l’impasse dans laquelle se sont engouffrées nos démocraties libérales en refusant de prendre en considération la triple quête que poursuit tout être humain : la quête d’un sens collectif – « ce besoin qu’a chacun de se donner à plus grand que lui » –, qui nourrira « un sentiment d’appartenance au sein d’une communauté », sentiment gratifiant à son tour chaque membre de cette communauté d’une reconnaissance. Rien que de suivre le cheminement structuré de Paul-François Schira pour poser ce triptyque sens-appartenance-reconnaissance, et l’on se dit que tout n’est pas perdu en France, la paresse intellectuelle n’a pas encore vaincu.
Selon l’essayiste, ce déni a vidé les systèmes politiques occidentaux de leur contenu. Les démocraties ont démissionné et ne gouvernent plus. Elles se contentent de gérer de façon procédurière et d’optimiser le fameux « vivre ensemble » des individus dans un unique souci d’efficacité. Les seuls paramètres pris en compte se rattachent à l’individuel, jamais au collectif. Bien entendu, plus l’individualisme se renforce, plus le fossé entre les individus se creuse. Et nos sociétés de se réveiller un beau matin et de s’étonner qu’en soi, en tant que « sociétés » justement, elles n’existent plus… Car « difficile de rassembler les individus pour défendre l’individualisme »…
La politique est morte, vive la procédure !
D’où l’échec évident des « politiques » actuelles (ô doux mot qui résonne comme une coquille vide à défaut de raisonner…), incapables d’enrayer à la fois la montée du salafisme et des régimes dits populistes. Elles s’obstinent à vouloir gaver les individus de moyens – économiques, sociaux, culturels, etc. –, censés leur permettre de nager béats dans un confort de consommateurs qui en oublient de réfléchir. Ainsi les gouvernements s’imaginent-ils fluidifier les flux grippant la machine technocratique du sacro-saint « vivre ensemble ». En poussant le raisonnement de l’auteur un peu plus loin, de manière un peu cynique soit, mais désespérément réaliste, on comprend que finalement, dans le logiciel des gouvernements, un attentat terroriste n’est qu’une donnée accidentelle…
Les gouvernants évitent donc de s’interroger sur les raisons d’être de ces frottements dans leur moteur et se demandent juste comment les enrayer. Après tout, une machine ne se demande pas pourquoi elle fonctionne ; elle fonctionne, voilà tout. Le « terrain du sens » étant laissé vacant, tout système de pensée répondant à la triple quête de sens-appartenance-reconnaissance peut sans gêne entamer sa partie, que ce soit en jouant la carte de la religion ou celle de l’identité des peuples. Et le jeu ne fait sans doute que commencer…
Éclairés par cette « vision comptable, technique et statistique » adoptée par la politique (politique qui n’en est plus donc…), nous autres citoyens pouvons donc comprendre que tous les plans banlieues, réformes diverses et variées, prime Macron et autres pépites de la technocratie n’ont jamais été que de malheureux pansements plaqués sans délicatesse sur des êtres vivants en pleine hémorragie du sens. Des êtres vivants, et non des individus interchangeables comme la post-modernité a voulu le croire et le faire croire.
Le prisme de l’individu
Car c’est un autre point, fort bien mis en perspective par Paul-François Schira : à l’âge postmoderne, « l’individu est devenu l’unique horizon politique des sociétés européennes. Celles-ci n’ont aspiré à rien d’autres que d’assurer la garantie des droits de chacun de leurs membres. » Parce qu’elles posaient des limites communes et entravaient l’exercice efficace de la liberté individuelle, les communautés ont été neutralisées (ou sont en passe de l’être) : déconstruction des frontières, des églises, des familles, des histoires… Implacable est la loi de l’efficacité, appliquée à l’individu, seul paramètre pris en compte. Inutile de s’étonner dès lors que seules les minorités d’individus criant le plus fort soient entendues. Ne répondre qu’aux individus cherchant à défendre leurs intérêts est intrinsèque au fonctionnement de l’État gestionnaire. Dans le système actuel, il ne peut en être autrement.
[Réflexion personnelle de l’auteur de ces lignes et non de l’auteur de l’ouvrage : Relire l’histoire française et européenne des dernières décennies à la lumière de cette double logique efficacité-individu permet de constater que les faits suivants étaient en réalité sans surprise : évidemment que le libre échange européen était un impératif à cranter. Évidemment que cet horizon européen doit maintenant être dépassé (au moins pour la libre circulation des personnes ?), car c’est encore une frontière. Évidemment que La Manif pour tous ne pouvait obtenir gain de cause. Évidemment que l’histoire des identités nationales doit être édulcorée jusqu’à se dissoudre dans le « mythe de la société ouverte » – les termes sont de Schira. Évidemment que le genre doit être combattu, car c’est encore un frein à l’expression individuelle. Évidemment que les lobbies sont les seules structures à faire la pluie et le beau temps en Europe : les lobbies n’ont rien de ces institutions communes classiques qui tentaient de rassembler et de composer entre sphère privée et sphère publique ; ils sont l’explosion de la sphère publique, atomisée en une multitude de sphères privées, qui se juxtaposent le temps de hurler de concert pour faire entendre leur voix. Etc., etc.
Il ne s’agit pas de théories du complot. Seulement d’une logique implacable, appliquée par une machine qui ne peut s’arrêter d’elle-même car elle n’a aucun regard sur elle-même. Sans changement de paradigme, l’histoire est condamnée à la mécanique du mouvement perpétuel.]
L’idéologie du neutre
L’État gestionnaire légitime son fonctionnement sur la base de sa neutralité. Rien n’est en apparence plus neutre que de s’occuper de huiler les rouages de la société. Comment lui reprocher de vouloir assurer la garantie des droits de chacun ? Or, « la réduction du problème politique à l’organisation des interactions individuelles n’est pas une opération neutre. C’est déjà faire preuve d’un biais idéologique selon lequel l’intérêt de la collectivité n’est que le résultat d’une somme d’intérêts irrémédiablement dissociables. » Poser comme hypothèse de départ l’individualisme égoïste est en réalité un parti pris. Qui plus est ce principe de base n’est en réalité que la conséquence d’une telle vision. L’individualisme se construit au fur et à mesure que le dénominateur commun est battu en brèche.
Déni du besoin très humain de transcender son individualité par une finalité supérieure. Évacuation du politique, au profit d’une optimisation constante et illimitée des libertés individuelles. Optimisation en réalité idéologique, qui ne fait qu’accroître l’éclatement du « vivre ensemble » puisque le « ensemble » est précisément déconstruit. Tel est le paradoxe ultime de cette postmodernité. Postmodernité qui ne se rend pas compte, soit dit en passant, qu’elle n’a plus rien de « post », mais pourrait bien tôt ou tard – et certainement plus tôt que prévu – être dépassée.
Mais comment en sommes-nous arrivés là ?
À l’origine de cette tentation individualiste, se trouve la conception moderne de la liberté. Avec concision, Paul-François Schira revient sur cette approche, en rupture avec la vision antique grecque ou chrétienne. En essayant de résumer tant bien que mal ce qu’il dit de ce chemin conceptuel, on peut considérer que selon les philosophes de l’Antiquité ou du Moyen Âge, la liberté humaine devait s’exercer en vue du « bon », ce qui impliquait une recherche de vérité passant par la connaissance (vérité immanente de la Nature qui préexiste à l’homme, ou vérité révélée selon la volonté de Dieu), recherche qui ne pouvait se faire qu’en dehors de soi puisque la vérité était nécessairement extérieure à l’homme. Le dépassement de soi était donc une condition première à la liberté. En outre, cette dernière était forcément limitée puisqu’elle devait rester « ordonnée à une vérité supérieure qu’il lui faut sans cesse chercher à connaître » (respect de l’ordre du cosmos ou accomplissement de la volonté de Dieu). À l’encontre de cette conception, Descartes posera le premier l’action subjective de la liberté avec son fameux « cogito ergo sum ». La vérité n’est plus extérieure à l’homme, c’est désormais lui qui la décrète. En devant « son propre monde », il se coupe du monde extérieur. Son esprit peut dominer la matière ; le manichéisme, en germe chez Platon, est ressorti de derrière les fagots et accouche du matérialisme. La limite n’existe plus, le possible et le bon se décident selon la volonté de l’individu. Le relativisme est né. Ce qui est bon pour toi n’est pas forcément bon pour moi, mais qu’importe puisque le bon en soi n’existe pas. En revanche, il s’agirait que la poursuite de ton bien ne vienne pas entraver la poursuite de mon propre bien… Ainsi la toute-puissance de la volonté individuelle peut-elle commencer à s’emballer dans une course effrénée visant à étendre toujours plus le champ des possibles de chacun. CQFD.
Pour une politique de l’enracinement
Il y aurait encore long à dire sur tous les points mis en évidence par l’auteur de cet essai, de l’idéologie de la déconstruction à la politique de l’enracinement. Des raisonnements essentiels pour approfondir la compréhension du monde dans lequel nous vivons actuellement. Nulles recettes miracles ou solutions prêt-à-penser. Une simple invitation à penser par soi-même. En Européen honnête. Un ouvrage à lire donc, pour se forger sa propre idée.
Le mot de la fin appartient à Schira : « Au crépuscule de ce travail, l’auteur de ces lignes sent donc bien tout ce qu’il peut sembler de vain à ces palabres, de naïf à ces idéaux, d’incomplet à ces esquisses. Il ressent cette lassitude que l’on éprouve lorsque nous avons l’impression confuse de ne faire que répéter autrement ce que d’autres avaient mieux dit il y a bien longtemps déjà. Il espère simplement avoir conféré au lecteur un peu de sa conviction : que sans enracinement il n’y a pas de politique, et sans politique il n’y a pas de paix durable. »
Isabelle Lainé
La demeure des hommes, pour une politique de l’enracinement, de Paul-François Schira – Tallandier, 19,90 € (préface de François-Xavier Bellamy)
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