Trente ans après la chute du Mur et du communisme qui promettait la démocratie réelle – par opposition aux libertés illusoires de la démocratie « bourgeoise » – la démocratie libérale connaît-elle l’assomption mondiale que lui promettaient certains commentateurs comme Francis Fukuyama ?
Ce système comprend fondamentalement trois principes. L’élection des représentants et des dirigeants : « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple » selon Abraham Lincoln ; le pluralisme politique soit l’existence d’une partition idéologique de l’électorat selon la polarité droite/gauche par exemple (conservateurs/socio-démocrates) et non pas ethno-confessionnelle (chiites/sunnites, Sénoufo/Baoulé…) ; le dernier principe est la « séparation des pouvoirs » (Montesquieu) au sein de l’État : aux trois pouvoirs publics – exécutif, législatif, judiciaire – s’ajoute le 4e pouvoir, d’origine privée, des médias, qu’ils soient imprimés, hertziens ou désormais numériques dont l’indépendance doit être garantie par les institutions.
La démocratie est historiquement liée à l’Occident et à son histoire
La démocratie est historiquement liée à l’Occident – France, Angleterre, États-Unis foyers des « révolutions atlantiques (1688, 1776, 1789) » – et à son histoire. C’est un mode de gouvernement récent remontant au XIXe siècle et instauré graduellement : aux États-Unis, les Afro-Américains ne reçoivent le droit de vote qu’en 1870, au Royaume-Uni en 1884 encore seuls 60 % des hommes adultes peuvent voter, les femmes n’ont le droit de vote en France que depuis 1944… L’extension de la démocratie à une grande partie de la planète est un des visages et simultanément un des effets de la mondialisation au cours de la seconde moitié du XXe siècle et singulièrement depuis les années 1980.
Pour autant, il n’y a pas un modèle unique de démocratie et certaines démocraties ne le sont qu’en apparence. Durant le XXe siècle se sont opposées les démocraties libérales, assez semblables, occidentales pour la plupart, et des démocraties autoritaires, populaires ou populistes. Dans ces dernières, le peuple est soi-disant représenté par un parti dominant (cf. le PRI au Mexique, le FLN en Algérie) voire unique (partis communistes d’URSS depuis 1917-22 et des régimes d’Europe de l’Est entre 1945-48 et 1989) ou même incarné par un homme fort plus ou moins éclairé (démocratie césariste des caudillismes sud-américains : péronisme, castrisme, chavisme…). Il s’agit bien sûr d’une forme de dictature déguisée en démocratie, preuve s’il en est du prestige de ce régime revendiqué par les pires autocrates, comme les monarques communistes qui se succèdent de père en fils depuis 1945 à la tête de la « République populaire démocratique de Corée », autrement dit notre Corée du Nord, le Jurassic Park du totalitarisme…
Certes, depuis la chute du Mur et des régimes communistes, la démocratie a le vent en poupe. Le Ghana, le Nicaragua, la Serbie entre autres ont adopté cette organisation. C’est selon Amartya Sen, auteur de Development as freedom (1999), une dimension du développement voire une de ses conditions en tant qu’elle permet l’empowerment des individus, littéralement leur prise de pouvoir sur leur vie. L’épopée économique chinoise semble jusqu’à présent le démentir sauf à considérer le développement du pays comme fondamentalement incomplet tant qu’il restera purement matériel.
La démocratie libérale est elle-même polymorphe. Elle s’accommode de monarchies (RU, Suède, Espagne…), comme de républiques (France, Italie, EU…). Celles-ci diffèrent entre elles : aux États-Unis prévaut un régime présidentiel pur (sans Premier ministre : le Président est chef de l’État comme du gouvernement et les trois pouvoirs sont strictement indépendants), en France un régime semi-présidentiel, partout ailleurs en Occident (RU, Pays-Bas…) existent des régimes parlementaires stricts où seul le Premier ministre détient le pouvoir exécutif tandis que les députés peuvent le renverser à tout moment. L’essentiel est ailleurs : il tient à l’État de droit, c’est-à-dire la soumission de l’État au droit, sans que la raison d’État ne prévale sur les libertés publiques.
Il n’est nullement garanti que la démocratie soit l’avenir de l’humanité
À la démocratie dite libérale s’opposent des formes falsifiées ou dégradées : les « démocratures » (Max Liniger-Goumaz décrit sous ce nom des régimes autoritaires autoproclamés démocratiques parce qu’on y vote : Turquie, Russie, Iran…) et les démocraties illibérales ; Pierre Rosanvallon désigne ainsi des régimes notamment en Europe de l’Est dont les dirigeants pervertissent les institutions authentiquement démocratiques par une pratique autoritaire. Celles-ci sont en rapide expansion même s’il faut se méfier de cette étiquette appliquée à la Hongrie de Viktor Orbán ou même à l’Italie de Matteo Salvini (il est ministre de l’Intérieur) par les commentateurs de gauche : une démocratie doit-elle nécessairement être modérée ou centriste pour avoir droit de cité ? L’opinion des électeurs ne doit-elle être considérée comme légitime que dans la mesure où elle recoupe le consensus progressiste ?
Il n’est nullement garanti que la démocratie soit l’avenir de l’humanité. Le pays le plus peuplé au monde ne présente aucun signe d’évolution démocratique. Et le « consensus de Pékin » – l’abondance matérielle sans la liberté politique – séduit largement en Afrique, au Moyen-Orient ou en Asie, dans des sociétés traditionnelles où l’individualisme paraît une plus grande menace que le despotisme : la démocratie y est synonyme de dissensus, de division, de décadence… Dans un certain nombre de pays, la défense voire la promotion des minorités – politiques, ethniques ou sexuelles – n’est absolument pas perçue comme une priorité…
Là où elle est établie, la démocratie est menacée par différents périls. Tocqueville avait déjà pointé du doigt le risque de « tyrannie de la majorité » : à cet égard en France la révolte des « gilets jaunes » en France apparaît comme une révolte des minorités sociologiques de la « France périphérique » (C. Guilluy) celle des pavillons et des ronds-points. La démocratie peut aussi être paradoxalement remise en cause par une majorité d’électeurs aspirant à un gouvernement à poigne face aux menaces réelles ou fantasmées, du terrorisme, de la corruption ou des migrations.
Demain ne prendra pas nécessairement le visage d’une démocratie mondiale apaisée ; un tel scénario paraît difficilement compatible avec la montée des inégalités – les États-Unis sont redevenus aussi inégalitaires que dans les années 1920 ! – comme des tensions communautaires (entre juifs et musulmans en France par exemple)… La raréfaction des ressources et le basculement du climat imposeront peut-être des mesures de rationnement et d’interdiction (de prendre l’avion, de manger de la viande, d’avoir des enfants…) incompatibles avec le cadre démocratique. Enfin le pouvoir croissant et sans précédent dans l’histoire humaine des grandes entreprises de l’ère numérique (GAFAM, NATU et BATX…) est aussi susceptible d’altérer le système démocratique. Non pas tant en facilitant la surveillance généralisée par des gouvernements mal intentionnés qu’en favorisant la marchandisation de l’individu (de ses données personnelles, de son identité génétique…) et au final son aliénation par le renoncement au for intérieur et à l’intimité dont Benjamin Constant faisait déjà dans un discours de 1819 la caractéristique essentielle de la liberté chez les Modernes… Osons une mise en perspective dystopique, une sorte de néo-féodalisme high tech est pensable : sur les vestiges des États effondrés règneraient des super riches en un lobby global totalement au-dessus des lois et dotés d’améliorations anthropotechniques hors de prix leur garantissant le double de l’espérance de vie du commun des mortels…
F.G Philip
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