Sous la direction de Sylvain Gouguenheim, les éditions Perrin viennent de sortir un livre important, intitulé Les empires médiévaux. Un livre majeur, comme souvent lorsque Sylvain Gouguenheim (Frédéric II, Aristote au mont Saint-Michel, Le Moyen-Âge en question…) se trouve derrière. Voici comment le présente son éditeur :
Construction politique, diplomatique, militaire et culturelle au croisement de l’espace et du temps, l’empire constitue une notion particulièrement pertinente pour décrire et comprendre le monde du Moyen-Âge. Est empire un ensemble qui ne peut s’intégrer à aucun autre ; est empereur celui qui proclame n’avoir au-dessus de lui aucune puissance humaine, et qui le prouve. Entre le Ve et le XVe siècle, de telles entités se firent et se défirent presque partout sur la planète – certaines furent éphémères, d’autres plus durables. Elles s’affrontèrent ou s’ignorèrent, laissèrent des traces remarquables ou disparurent presque corps et biens. Institutions, religions, héros, guerres et mythes animèrent durant la même période des sociétés qui, mises en parallèle, s’éclairent les unes les autres dans ce livre collectif ambitieux et sans équivalent, qui allie la clarté du propos à une précision sans faille.
Ainsi se dessine, fascinant, un Moyen-Âge mondial, à la fois carolingien, byzantin, serbe, bulgare, germanique, aztèque, mongol, vénitien, chinois, japonais, malais et normand, décrit et interprété par des spécialistes renommés.
Les empires médiévaux – sous la direction de Sylvain Gouguenheim – Perrin – 24,50 €
Pour parler de cet ouvrage, nous avons interviewé Sylvain Gouguenheim, qui a su réunir autour de lui les meilleurs spécialistes de ces empires médiévaux du monde entier.
Breizh-info.com : Tout d’abord, pourquoi souhaitiez-vous réunir tous ces auteurs pour écrire ce livre sur les empires médiévaux ? Comment s’y prend-on pour faire une telle somme ?
Sylvain Gouguenheim : J’ai eu l’idée il y a trois ans. Le thème des empires revient à la mode, peut-être sous l’influence de la prise de conscience de l’hyper-puissance américaine ou de la montée en puissance d’anciens empires comme la Chine, voire la Turquie ou la Russie. Or le Moyen-Âge a connu de nombreux empires en Europe : celui de Charlemagne, l’empire grec de Constantinople, le Saint-Empire romain germanique. On y ajoute évidemment l’empire né des conquêtes musulmanes, d’abord sous la dynastie des Omeyyades puis sous les Abbassides et, enfin l’empire ottoman. Mais dès qu’on porte le regard au-delà de l’Europe, en conservant le cadre chronologique médiéval, on trouve les empires asiatiques, Chine, Japon, Khmers et ceux de l’Amérique centrale ou andine. Aussi ai-je pensé à réunir des spécialistes de l’ensemble de ces espaces pour présenter un panorama de ces empires. Ce n’est pas un ouvrage de synthèse, tant la matière est immense, mais une introduction, une forme d’initiation et un parcours géographique qui fait le tour de la planète. À l’arrivée nous proposons aux lecteurs 16 empires ; nous ont échappé, pour diverses raisons, l’empire du Mali, celui des Khmers et celui des Khazars. Mais nous les réunirons à l’ensemble actuel dans une prochaine édition.
Concrètement ensuite, la tâche est celle qui attend tout maître d’œuvre d’un ouvrage collectif : convaincre des spécialistes de participer au projet, trouver des solutions de secours en cas de problème, rappeler régulièrement aux auteurs les délais imposés par l’éditeur et convaincre ce dernier de tolérer certains retards, relire les chapitres et s’assurer qu’ils correspondent au projet initial et au lectorat recherché… Cela demande de la patience, de la diplomatie et ne peut se faire sans de solides soutiens. Dans la plupart des cas on ne rencontre pas de vraies difficultés ; parfois on subit des déconvenues comme des abandons de dernière minute, mais au total nous avons rempli nos objectifs à 85 % ou 90 % ce qui n’est pas si mal.
Breizh-info.com : Qu’est-ce qui définit un empire ? Et un empire médiéval ?
Sylvain Gouguenheim : Un empire est une construction politique qui n’est incluse dans aucune autre : il incarne la souveraineté absolue. Des républiques peuvent appartenir à des royaumes ou des empires, des royaumes peuvent être intégrés à des empires, un empire n’a rien qui le surplombe. Il admet ou tolère seulement des rivaux. Ensuite on peut proposer plusieurs critères, qui ne sont pas tous réunis par chaque empire. La durée et l’extension spatiale ne sont pas forcément au rendez-vous : les Carolingiens ont duré 88 ans ; l’empire de Srivijaya en Indonésie était loin d’avoir la superficie de celui des Abbassides ou des Mongols. La conquête fait partie de la panoplie impériale mais elle n’est pas toujours spectaculaire : Byzance a peu conquis car il prolongeait un empire antérieur, à l’inverse des Abbassides ou des Ottomans ou des Incas. Les empires ne sont pas des États-Nations : ils agglomèrent des peuples différents et doivent, pour survivre, utiliser un répertoire de gouvernement varié (l’expression est de Jane Burbank et Frederik Cooper, auteurs d’un livre général sur les empires de l’Antiquité à nos jours). Les peuples peuvent être traités sur un pied d’égalité, certains peuvent être placés en position supérieure, etc. Les empires les plus vastes sont obligés de contrôler leurs connexions extérieures ; ils doivent être capables d’amadouer, de neutraliser ou de vaincre les populations voisines attirées par leurs richesses.
À la différence des empires qui les ont suivis, ceux du Moyen-Âge ont eu beaucoup de difficultés à maîtriser les distances, à contrôler les pouvoirs installés aux frontières. Peu d’entre eux ont également atteint le perfectionnement et la puissance de l’Empire romain (Byzance, les Abbassides, les Ottomans). Par ailleurs, le Moyen-Âge a connu des régimes qui ont prétendu être des empires, pour lesquels les historiens hésitent à utiliser le terme : ainsi la Bulgarie et la Serbie. Mais comme leurs souverains ont été reconnus « empereurs » par le Basileus de Constantinople, on peut accepter cette appellation même si elle nous paraît étrange. Dans ces cas l’empire désigne finalement des royaumes qui ont été mis sur un pied d’égalité par l’empire voisin. Et on trouve même des « empires usurpés » comme l’empire latin de Constantinople dont la prétention ne cache pas l’impuissance.
Breizh-info.com : Au terme de vos travaux, y a-t-il des empires chez qui vous avez trouvé de grosses similarités malgré les différences civilisationnelles ?
Sylvain Gouguenheim : Les différences civilisationnelles importantes (types d’écritures très différentes ; différences religieuses : empires asiatiques à dominante bouddhiste, empires chrétiens et musulmans, empires polythéistes d’Amérique, etc.) réduisent les similitudes à des généralités : un pouvoir autoritaire, une masse de sujets dominés, une volonté d’expansion ou tout au moins d’autonomie complète, le souci de contrôler ses frontières et d’assurer la fidélité des pouvoirs locaux ; le développement d’une administration et de fonctionnaires ; le sentiment de constituer une civilisation face à un environnement « barbare » : tout cela se trouve chez les Mongols et les Byzantins comme chez les Abbassides, les Ottomans ou les Incas. Mais dès qu’on entre dans les structures religieuses, idéologiques, sociales, les différences l’emportent : un comte carolingien n’est pas un gouverneur de province chinois, etc. L’Histoire est bien le domaine du spécifique, de ce qui est unique.
Breizh-info.com : Vous distinguez trois types d’empires : les empires-monde, les empires-clos et les empires-éclatés. Comment les caractérisez-vous ? Quels sont ceux qui ont connu les meilleures fortunes ?
Sylvain Gouguenheim : Oui l’idée m’est venue lorsqu’il a fallu regrouper les contributions des différents auteurs. La répartition entre ces trois cas de figure semblait être une grille possible de lecture de l’histoire des empires. Certains d’entre eux ont été animés par une volonté impérialiste sans bornes et annonçaient vouloir étendre leur domination à tout l’espace humain : ce fut notamment le cas de ceux qui abritèrent des religions monothéistes universalistes ainsi que celui des Mongols. D’autres empires semblent s’être volontairement limités ou n’avoir eu que des ambitions de conquête momentanées : le Japon, les Serbes voire les Aztèques. Enfin, et c’est un cas assez répandu dans l’Europe médiévale, des dominations impériales se sont constituées autour de territoires disjoints : le Saint-Empire romain germanique associait trois royaumes, certes contigus, mais jamais fusionnés et qui menaient une vie propre autonome ; les Normands, les Plantagenêts, Venise ont bâti des dominations faites d’éléments éloignés les uns des autres et tenus en mains grâce à un bon contrôle des voies de communication et l’utilisation habile de liens de fidélité.
Breizh-info.com : Finalement, plusieurs siècles plus tard, certains de ces empires, on pense notamment à la Chine ou à l’Empire ottoman, rayonnent encore. D’autres ont disparu. Quid pour l’Europe, notre civilisation, qui a enfanté plusieurs de ces empires que vous avez étudiés ?
Sylvain Gouguenheim : Comme vous le dites, certains empires semblent encore exister ou, du moins, certains dirigeants semblant avoir la nostalgie d’anciens empires. La Turquie actuelle ne cache pas ses ambitions étendues à l’ensemble du monde turcophone, en direction de l’Asie centrale comme des Balkans (voire de la Thrace grecque). Le passé ottoman y est glorifié et la récente décision de refaire de Sainte-Sophie une mosquée, non seulement vise à oblitérer l’action de Mustapha Kemal, mais aussi à rappeler l’épisode glorieux de la prise de Constantinople : le lendemain de sa victoire Mehmet II « le Conquérant » entra dans Sainte-Sophie et y fit célébrer le culte musulman. De même la Turquie actuelle tend à s’affirmer sinon à la tête du monde musulman, du moins comme son défenseur le plus pugnace et le plus efficace. La Chine de Xi Jin Ping reprend certains éléments de la tradition impériale chinoise, tant dans la domination exercée sur sa population par une caste, que dans son souci de contrôler les « Barbares » de la périphérie – la Chine actuelle se voit toujours comme un centre du monde semble-t-il – et de s’enrichir par le commerce et la maîtrise des ressources. Les États-Unis sont bien une « République impériale », toujours animée par cette « destinée manifeste » qui rapproche largement la politique de tous leurs présidents, y compris Obama et Trump (empêcher que se construise une Europe forte, volonté de dissocier l’Europe occidentale de la Russie, souci d’entraver la montée de la Chine, etc.).
En ce qui concerne l’Europe actuelle la réponse est moins certaine. L’Union européenne se construit depuis les origines sur la volonté de dépasser et d’effacer les nations, dans une perspective fédéraliste, mais qu’elle n’a pas poussé à son terme. Les États-nations y subsistent, même s’ils ont perdu plusieurs de leurs outils (souveraineté monétaire, contrôle des frontières, politique économique). De ce point de vue l’Union européenne exerce un pouvoir, exercé par des personnes en partie non élues, au profit d’une vision supranationale. On peut donc y voir une analogie avec la forme impériale. Mais il lui manque beaucoup d’attributs des empires. Il lui manque notamment la puissance ou la volonté de puissance ; l’Union européenne s’affirme face à des pays plutôt faibles, mais ne fait pas le poids face aux grandes puissances actuelles. Elle n’a pas de politique internationale en dehors d’un certain suivisme de celle des États-Unis, n’offre pas d’autre ligne directrice à ses actions que l’idée des droits de l’homme, ce qui ne définit pas une politique, et qui demeure étrangère à bien des pays et des cultures, voire conduit à de graves erreurs (ainsi l’intervention en Lybie). Elle ne revendique pas clairement une quelconque filiation historique par rapport à son propre passé, dont elle souligne les errements et les crimes, ni par rapport à ses origines culturelles en voie d’être effacées par la mondialisation. L’Europe actuelle produit-elle une culture originale, comme elle a produit par le passé à la fois des cultures régionales fortes et des cultures nationales (on parlait naguère de « civilisation européenne », voire de « civilisation française ») ? Il est possible que dans les pays sortis de l’orbite soviétique, le souci de faire vivre un passé autour duquel souvent s’était construite la résistance à la domination de l’URSS soit plus fort, mais cela fera-t-il le poids face à la globalisation actuelle qui uniformise et nivelle tout ? Bref, il y a un manque de réalisme dans l’actuel projet européen qui explique que l’Union actuelle ne sera jamais qu’un empire inachevé.
Breizh-info.com : En tant qu’historien, médiéviste, y a-t-il des films ou des séries, sortis ou visionnés récemment, que vous conseilleriez à nos lecteurs ?
Sylvain Gouguenheim : Sans me montrer original : la série Vikings… Elle bouscule certes la chronologie, en agglomérant des éléments qui ne furent pas contemporains et parfois même éloignés d’un bon siècle, mais offre à mon sens un excellent aperçu des oppositions religieuses et sociales entre les chrétiens et les Scandinaves païens, avec beaucoup de finesse. La place et le rôle des femmes est également bien illustré de même que l’appétit d’exploration des Vikings (ainsi les premiers pas de la colonisation de l’Islande). De surcroît les acteurs sont excellents, la mise en scène (cadrages, contrastes) très bonne.
Propos recueillis par YV
Crédit photo : DR
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