Le grand vaisseau de pierre de Notre-Dame-de-Paris a péri durant cette nuit du 15 au 16 avril 2019. Les flammes ont vaincu ses parties de bois, et sa flèche en fut effondrée. A l’origine vaste Maison du Peuple animée par des jongleurs et des théâtreux, elle avait abrité, à la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe, la naissance de ce qui allait devenir la musique savante européenne.
C’est en effet dans le chantier de Notre-Dame de Paris que fut travaillée une technique musicale d’essence toute différente de la monodie grégorienne. Grâce à la résolution progressive d’un très ancien problème de diffusion auquel, dès la fin du IXe siècle, s’étaient confronté les pratiques monastiques du chant grégorien.
Un embryon de solfège
Comment indiquer et transmettre deux caractéristiques fondamentales d’un son – sa hauteur et sa durée – pour qu’une suite de notes puisse être reprise par d’autres que soi, à la seule lecture, autrement qu’en faisant travailler la mémoire ? A partir de 1185, et jusque vers 1215, juste après la bataille de Bouvines, Léonin et son élève Pérotin, deux chantres en activité dans Notre-Dame en construction, se sont appliqués à résoudre ce double problème de notation. Ils ont utilisé pour cela des lignes superposées (les futures portées) repérant symboliquement des hauteurs de sons, et différentes formes de notes (les futures rondes, blanches, noires, croches, etc.) indiquant leurs durées. Ce faisant, avec cet embryon de solfège ils ont libéré la mémoire de l’apprentissage par cœur de tout le répertoire ecclésiastique ; mais ils ont aussi et surtout inventé les moyens d’écrire des chants à plusieurs voix étagées, superposées, et architecturées comme l’espace de la basilique en construction.
Aux sources de la musique écrite européenne
Les techniques de novation et d’expansion de la musique européenne étaient là, dans cette capacité maintenant acquise de rédiger des architectures à plusieurs parties, exactement comme la peinture pouvait présenter des scènes à plusieurs éléments, paysages, personnages, animaux, etc. Ce souci d’écrire plusieurs voix mêlées va animer tous les chantres formés et dirigés par Léonin puis par Pérotin. Leur musique va se faire autonome par rapport au texte religieux. Plus que servir la vérité préalable du texte comme le faisait le grégorien, ces écrivains en musique vont s’apprendre à rendre compatibles des mélodies et des rythmes proférés ensemble et participant à une même architecture accordée à l’agencement du vaisseau basilical, multipliant les montées et les descentes de voix, parallèles ou non, articulées autour de notes-pivots équivalant à des clefs de voûte, tandis que d’autres voix dessinent des arcades, des transepts, des claires-voies et toute autre figure magnifiant l’espace de Notre-Dame qu’animaient les compagnons tailleurs de pierre.
Ces travaux de Pérotin, de Léonin et de leur école parisienne formèrent bientôt la matière d’un Magnus Liber Organi (« Grand Livre de chants ») dont des copies ont circulé à partir de 1215–1220 dans tous les grands chantiers gothiques de France et de Flandres, à Senlis, Laon, Soissons, Amiens, Mons, Louvain, Beauvais, etc. L’école franco-flamande était dès lors appelée à prospérer, puis à exporter ses techniques en Europe centrale et du Nord. La musique écrite naquit ainsi, comme un contrepoint sonore habitant et habillant le vaste espace de Notre-Dame de Paris. Au fil des siècles, elle devait s’imposer à la planète entière.
Jean-François Gautier
Crédit photo :Millipied/Wikimedia (cc)
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