Comme les papillons, c’est plus souvent en image qu’en vrai qu’il arrive de croiser un lutin. Les plus chanceux font le voyage d’Islande, où le contact avec ce petit peuple facétieux est quotidien : une grand-mère de Reykjavik qui nourrit un troll du quartier, c’est aussi banal qu’une vieille dame de Paris papotant avec les pigeons de son square. Voir ce reportage sur le tourisme elfique en Islande.
En restant en Bretagne, pour mettre toutes les chances de son côté, il est plus prudent de se munir du manuel de lutinologie le plus à jour : je préconise « Vie et mœurs des lutins bretons » (Françoise Morvan).
De moins en moins de lutins
Autrefois, les lutins étaient partout chez eux et occupaient toutes les niches écologiques, avec une variété de noms qui égalent celles des fromages AOC. Si on fait le bilan actuel niche par niche, c’est accablant :
- Lutins des maisons rustiques, que les Romains appelaient Pénates (d’où l’expression « je vais enfin retrouver mes Pénates », quand on rentre d’un long exil) : dans les recoins sombres des chaumières de terre battue, éclairées par le foyer crépitant, dans les granges sentant le foin et la paille, il y avait toujours quelque chose à chiper discrètement, et en échange les plus serviables vous avançaient les corvées ménagères. Nos baies vitrées se reflétant sur la surface de nos meubles Ikéa, la lumière crue de nos lampes électriques ne laissant aucune chance à la pénombre, nos garages cimentés : très peu pour eux. Nous avons heureusement l’électro-ménager pour nous consoler de leur absence.
- Lutins des bois, des champs, des plages (Buguel-en-aod), des profondeurs marines (les Morgans de l’île d’Ouessant), des dolmens (les Korrigans frénétiques danseurs des raves nocturnes), des villes (Le Teuz de Morlaix est le plus connu), tous ceux-là aussi ont disparu ou se rendent invisibles. Trop de bruit, trop d’équipements, de bitumes, de parpaing et de tôle, trop de géraniums surtout et pas assez d’herbes folles, semblent-ils dire.
La Gwaradenn, gardienne de Guingamp
J’en veux pour preuve ce témoignage recueilli en 1975 (l’un des derniers authentifiés, cité p 84 du manuel de référence), auprès d’Adèle Buguellou, 73 ans. Elle a autrefois croisé la Gwaradenn, la lutine de ville de Guingamp qui lui a confié :
Gwelet ‘m eus Gwengamp ‘dan goad
Gwelet ‘m eus Gwengamp ‘dan prad
Ha breman ‘man e plasenn ar varc’had
J’ai connu Guingamp boisé
J’ai connu Guingamp en pré
Et maintenant place de marché
Par là on comprend que les lutins sont les témoins du territoire, de ce que nous en faisons au fil du temps.
Or la Gwaradenn est récemment sortie de son silence séculaire :
Discours d’adieu de la lutine historique de Guingamp (1er avril 2019)
« Guingampais et Guingampaises, mes chers concitoyens de plus de 30 cm,
ça fait quelques lunes que je vous vois grandir. Tant que vos moyens étaient limités, vous arriviez à ne pas faire trop de bêtises. Mais ces dernières décennies, vous m’avez vraiment déçue. Vous me fatiguez et je ne veux plus vous voir. Vous me fatiguez avec vos villes labyrinthiques sans commencement ni fin, vos routes qui enferment ma vie et vos zones qui m’encerclent. Votre ville n’est plus à taille lutine.
Mais ce qui m’a achevé, voyez-vous, c’est ce que vous avez collé contre le mur du Vieux Château féodal, ce château que j’ai vu bâtir et qui abrita tant de vos princes et de vos princesses : je veux parler de la statue L’Arpenteur. Tant que cette merde sera là, je ne mettrai plus les pieds chez vous ! C’est dit. »
Chacun cherche son lutin
Des occasions de rencontre, il y en a peut-être encore, pour qui veut se laisser surprendre par la nature : dans les chaos granitiques, là où des talus soulignent encore les courbes du paysage, dans les voies de chemin de fer désaffectées, dans le creux des chemins qu’arpentent les ultimes chouans, dans les landes qui flottent au vent…. De bon matin, sous la lune argentée ou à la lueur d’une lanterne, avec quelques verres derrière la cravate pour se donner du courage et quelques autres verres pour acquérir le don de double vue, loin de toute laideur quotidienne, vous aurez peut-être la chance d’apercevoir votre lutin.
Le meilleur spot actuel au nord de la Bretagne : la vallée sauvage du Léguer
- On a peu de données sur la Bretagne intérieure, disons au sud d’une ligne Paris-Brest, en dessous de la RN 12. Certains y voient la zone refuge, et même plus que cela : « Le peuplement lutin est inversement proportionnel au développement humain : la Cornouaille intérieure est faite pour eux ». D’autres voient dans les lutins une espace vivant en symbiose avec les hommes : ils doutent alors de l’existence de colonies viables dans des terres aussi désolées.
- Quoi qu’il en soit, il y a plus accessible : la terre florissante du Trégor, avec en son centre la vallée du Léguer. C’est là que le peuplement lutin, redescendu des monts de la Bretagne intérieure, redevient endémique d’une manière remarquable. Une reconquête de la sauvagerie racontée dans ce film de 2018 : « Rivière Léguer, histoire d’une reconquête », par Philippe Laforge
Enora
Sources : « Vie et mœurs des lutins bretons », Françoise Morvan, Actes sud, 1998
Pour enfants « Les Morgans de l’île d’Ouessant, même auteur, Editions Ouest France, 2006 ; « La Grotte des Korrigans », Editions Beluga, 2013
Crédit photos : Wikipedia (cc)
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