Nous avons évoqué cette semaine un excellent article de nos confrères du Visegrad Post à propos de changement au sein du Jobbik hongrois. En Europe centrale, la donne politique évolue rapidement, et très différemment de ce que nous connaissons en Europe de l’Ouest. À quelques semaines des élections européennes, nous avons donc décidé de mettre en place un point régulier avec nos confrères présents sur place, pour mieux vous permettre de comprendre les enjeux et la situation.
Ainsi, Ferenc Almássy, rédacteur en chef du Visegrad Post, a-t-il accepté de réponse à nos questions. Sur la Hongrie, mais aussi sur la perception du Brexit, des Gilets jaunes en Europe centrale. Sur l’atmosphère en vue des élections européennes ou encore, sur les récentes élections en Slovaquie. Entretien fondamental à lire pour mieux comprendre ce qu’il se passe chez nos frères d’Europe centrale.
Breizh-info.com : Vous venez de sortir un article sur le changement total du Jobbik hongrois. Ce changement signifie-t-il qu’il n y a plus aucune force politique solide à la droite d’Orbán ? Comment expliquez-vous cette évolution et comment est-elle perçue par la population ?
Ferenc Almássy : Historiquement, le parti d’Orbán est une alliance de droite – plus encore au sens moral qu’économique. Ce caractère a été étendu à la droite plus radicale avec l’opposition frontale à l’immigration massive et incontrôlée en 2015 durant la crise des migrants le long de la route des Balkans. En damant le pion au Jobbik, déjà en phase de dédiabolisation, il a gagné la sympathie d’un électorat plus nationaliste – un terme qui n’a pas de connotation négative à mon sens, je ne parle pas de chauvinisme, de rejet de l’autre, mais de fort attachement identitaire.
Électoralement parlant, c’était une situation très inconfortable pour un Jobbik qui atteignait alors des sommets dans les sondage : ils frôlaient les 30 % d’intentions de vote. La direction du Jobbik a alors, pour des raisons électoralistes a priori, choisi de séduire plus efficacement à gauche et parmi les abstentionnistes, délaissant à grande vitesse les symboles et la rhétorique que d’aucuns qualifient d’extrême droite. Ce double phénomène a permis à Viktor Orbán de monopoliser l’électorat « de droite ».
Suite à l’évolution du Jobbik, une scission avec les éléments du canal historique a donné un nouveau parti, Mi Hazánk Mozgalom, lancé par le célèbre maire nationaliste László Toroczkai, celui qui avait demandé la construction de la barrière frontalière dès 2014. Ce parti renoue avec les codes abandonnés par le Jobbik. Ils parlent des problèmes de coexistence et de criminalité tzigane, critiquent Israël, l’UE, l’OTAN, appellent au rétablissement de la peine capitale, et cherchent à « défendre la civilisation septentrionale, du Kamtchatka à l’Islande ». Mais à l’heure actuelle, ils approchent difficilement les 5 %. Ils ont quelques députés, en fait des transfuges du Jobbik élus en avril 2018.
On peut dire que le Fidesz de Viktor Orbán n’a pas pour l’instant de « concurrence à droite ». Et le Jobbik ayant rejoint la coalition en cours de formation rassemblant les partis progressistes et mondialistes, il faut reconnaître que la politique hongroise s’est polarisé à l’extrême, avec en gros le bloc orbanien – anti-immigration, eurocritique, souverainiste –, et en face, le bloc anti-Orbán – pour un gouvernement technocratique aligné sur Bruxelles, en faveur d’une immigration modérée, et en faveur de plus de transfert de pouvoirs à l’UE. Ça montre à quel point Orbán est une personnalité politique déterminante – et clivante.
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Breizh-info.com : Les élections européennes se rapprochent à grand pas. Quelle est l’atmosphère en Europe centrale ? Que donnent les intentions de vote dans les principaux pays du groupe de Visegrad ?
Ferenc Almássy : Comme partout en Europe, les élections pour le Parlement européen n’intéressent pas grand monde, en particulier par rapport aux scrutins nationaux. Cependant, les gouvernements de la région, en particulier ceux de Hongrie et de Pologne – qui ont le plus à perdre ou à gagner avec ces élections –, ont démarré depuis un moment une campagne importante pour mobiliser leurs électeurs.
En Tchéquie et en Slovaquie, elles sont vues comme moins déterminantes, du fait des alliances complexes des partis au pouvoir. Le parti du Premier ministre tchèque Babiš est partenaire de l’ALDE, tout comme le sera a priori En Marche… pourtant Babiš est un fervent opposant à l’immigration, un critique de Bruxelles et s’entend à merveille avec Orbán. En Slovaquie, le SMER, membre du S&D – socialistes – est parfois encore plus dur dans sa rhétorique anti-immigration que Viktor Orbán ! Il faut donc relativiser l’importance des alliances officielles à l’échelle européenne : la région centre-européenne a des intérêts économiques et sociaux convergents, d’où les convergences politiques par-delà les appartenances théoriques.
Pour revenir aux élections européennes, c’est comme je le disais en Pologne et en Hongrie que les enjeux se font le plus sentir. Le Fidesz en Hongrie et le PiS en Pologne, tous les deux partis au pouvoir, ont pour ambition de devenir des acteurs majeurs, ensemble avec leurs alliés altereuropéens et en faveur d’une Europe des nations, et de changer l’UE – c’est en tout cas le but annoncé.
Les deux éléments clefs qui rassemblent ces forces, encore une fois, par-delà les appartenances théoriques à des partis européens différents, c’est, d’une part, la question de l’immigration, qu’ils ont réussi à imposer au cœur des débats et d’en faire un sujet électoral majeur, et, d’autre part, aller vers un retour de souveraineté aux pays membres, donc diminuer le pouvoir de l’UE, en particulier de la Commission.
Breizh-info.com : Le Brexit fait quotidiennement la une de l’actualité, avec les Gilets jaunes, en France. Est-ce la même chose en Hongrie, en Tchéquie ? Qu’est-ce qui y fait la une ?
Ferenc Almássy : Si le Brexit est abondamment commenté en Europe centrale, les Gilets jaunes le sont moins : malgré mes efforts et ceux de certains de mes collègues, c’est une sujet mal compris, difficile à saisir. Pour les centre-européens, malgré internet, les voyages courants et une meilleure connaissance du monde occidental qu’ils ont réintégré depuis 30 ans, il persiste une image d’Épinal d’une France où il fait bon vivre pour tous, d’une France à la Amélie Poulain. Il est difficile pour beaucoup de centre-européens de concevoir qu’il existe en France des problèmes sociaux – en plus des problèmes liés à l’immigration – et un phénomène d’appauvrissement, de déclassement des classes moyennes.
Autre point important : la presse en Europe centrale est beaucoup plus variée qu’en France. J’entends par là que la diversité d’opinion y est bien mieux représentée. En Hongrie, cela est particulièrement visible et évident même pour un observateur étranger. La polarisation de la vie politique dont je parlais plus tôt a probablement commencé par la guerre de tranchées des médias pro- et anti-Orbán. Il en va de même en Pologne, où la guerre des médias fait rage – et amène régulièrement, des deux côtés, à des excès détestables (diffamation, ad hominem, caricatures grossières).
Il n’y a donc en général pas un thème qui fait la une de tous les médias en même temps, chaque rédaction ayant des objectifs politiques différents. En Hongrie, la presse pro-gouvernementale parle toujours beaucoup de l’immigration et des réseaux mondialistes et anti-nationaux de George Soros, tandis que la presse d’opposition parle beaucoup de l’alliance des partis libéraux et des accusations de corruption du gouvernement. Les élections européennes et la saga du Fidesz et du PPE intéresse beaucoup la presse hongroise dans son ensemble.
Breizh-info.com : Comment a été perçue ce bras de fer entre le Fidesz et le PPE ?
Ferenc Almássy : L’enjeu pour Orbán est d’apporter des changements dans l’appareil de l’UE, en arrivant à construire une coalition entre opposants à l’immigration et au fédéralisme. En observant attentivement la presse hongroise pro-gouvernementale, on peut tirer la conclusion suivante : ce conflit était préparé et voulu par Orbán. Il a préparé l’opinion de son électorat à cette situation de conflit, qu’il a générée, pour avoir un levier d’influence et faire pression sur le PPE, parti européen le plus important, en le menaçant de scission et d’effondrement à moins de trois mois des élections. Par cela, ses buts sont multiples : s’imposer comme un politicien d’ampleur européenne, contraindre le PPE de revoir ses positions, en particulier sur la question migratoire – le menaçant de rupture dans le cas contraire –, imposer sa vision de la « démocratie chrétienne » à l’échelle européenne, c’est-à-dire, pour reprendre ses mots, un système « illibéral par essence » et qui s’appuie sur notre culture européenne commune chrétienne : donc une rupture avec le progressisme, le mondialisme et l’immigrationnisme de remplacement.
Actuellement, le petit jeu d’Orbán continue. Son parti a voté sa propre suspension au sein du PPE, comme pour donner un gage de bonne volonté. Durant cette période, trois « sages » vont étudier le dossier. La fin de cette période d’examen sera fin juin. Bref, Orbán a désamorcé la contre-attaques des libéraux du PPE en esquivant l’expulsion, les élections seront passées, et il aura toutes les cartes en main pour faire chanter le PPE ou choisir d’autres alliés, en faisant en fonction du résultat des élections.
Cette situation a été assez bien comprise par les pro-Orbán, même si beaucoup appellent à une simple rupture avec le PPE. L’opposition, elle, semble dans les choux, croyant à une nouvelle défaite d’Orbán qui va lui coûter cher. On entend cette rengaine depuis 9 ans déjà… Si on les écoute, ça fait 9 ans qu’Orbán s’isole, qu’il va s’effondrer très bientôt, qu’il perd tout ce qu’il entreprend. À chacun de juger.
Breizh-info.com : Parlez-nous de l’effondrement populiste en Slovaquie et de la victoire à venir de la candidate euro-mondialiste Zuzana Čaputová ?
Ferenc Almássy : Je ne parlerais pas d’effondrement populiste en Slovaquie. La Slovaquie est un petit pays de 5,5 millions d’habitants. C’est important de préciser que c’est également un très jeune État. Membre de l’eurozone, c’est également un pays plus dépendant et intégré à l’Ouest, et en particulier à l’Allemagne. Robert Fico, l’ancien Premier ministre et président du parti à la tête de la coalition gouvernementale, le SMER – parti socialiste –, est l’homme fort du pays. Mais le terrible assassinat l’an dernier du journaliste d’investigation Ján Kuciak et de sa petite amie, vraisemblablement par la mafia sur laquelle il enquêtait, a ouvert une brèche qui a poussé Fico à la démission et à permis aux réseaux de type Open Society, ceux de George Soros notamment, de prospérer.
Cette situation a amené donc une configuration électorale permettant à la candidate euro-mondialiste, pro-LGBT, Zuzana Čaputová, d’arriver largement en tête de l’élection. Le deuxième tour aura lieu le 30 mars et il ne fait nul doute qu’elle remportera l’élection. Cette Macron slovaque n’aura en revanche pas autant de poids que le président français : en Slovaquie, comme dans la plupart des pays européens, le chef du gouvernement détient l’essentiel du pouvoir exécutif. Et Robert Fico, à l’abri en tant que président du SMER et tenant les manettes du gouvernement, n’est pas amoindri particulièrement par cette élection, toutefois forte de symbole dans ce pays très catholique.
Il n’y a donc pas d’effondrement populiste. Nous assistons à un bras de fer continu et à une contre-attaque euro-mondialiste efficace dans ce pays qu’on peut voir comme le maillon le plus vulnérable du Groupe de Visegrád. Affaire à suivre.
Propos recueillis par YV
Crédit photo : DR
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