Quand l’ascendance des baby-boomers et des générations X, Y et Z croit avoir engendré une génération Alpha, et que celle-ci ne serait qu’une génération YouPorn…
Depuis quelques temps, le piège de la pornographie, notamment pour les enfants et les adolescents, est un sujet qui commence à sortir dans les médias, encore que cela se fasse au compte-goutte et souvent noyé dans les statistiques sans forcément toucher le cœur du sujet : à savoir le cœur de nos enfants.
Le gouvernement a annoncé qu’il prenait le sujet au sérieux, nous en sommes fort aise, mais notre rôle d’éducateurs premiers nous oblige à anticiper et à prendre le taureau par les cornes même si le thème peut s’avérer délicat à aborder. Nous aimerions avoir la légèreté d’un Brassens chantant « j’suis l’pornographe du phonographe », au lieu de se laisser plomber par un sujet tirant vers le bas. Et pourtant, nous tous – en tant que parents ou simplement adultes appelés à une certaine exemplarité –, nous devons à notre rôle de sentinelles, bien obligés d’affronter du regard la ligne d’horizon, de discerner le danger et de prendre les mesures qui s’imposent.
Envahissement de la vie des adolescents
Quelques chiffres quand même… Aujourd’hui, un enfant a en moyenne 11 ans lorsqu’il est exposé pour la première fois à du contenu pornographique en ligne. 36 % des enfants de 10 à 14 ans cherchent à accéder régulièrement à du contenu pornographique sur internet. Un sur deux en a déjà fait l’expérience au moins une fois, et 21 % des jeunes regardent des vidéos pornographiques au moins une fois par semaine. À toutes fins utiles, précisons que le téléphone portable est le support privilégié.
Il est certain qu’à l’âge de la puberté, quand le corps et l’esprit subissent tous les changements que l’on sait et que la sexualité devient un questionnement majeur, le plus facile pour une génération ultra-connectée est encore d’aller chercher des réponses sur internet. En remplacement d’un dialogue sur la sexualité parfois bancal, voire manquant, la pornographie devient pour un jeune le moyen tout trouvé de faire son apprentissage, de façon directe et sans filtre. Pas forcément à l’aise dans son corps, approcher le corps d’un autre peut s’avérer pour lui un véritable parcours du combattant. Alors quand tout est visible en direct sur internet, pourquoi se compliquer la tâche ?
Au même titre que la fermeture des maisons closes en 1946 a déversé les eaux de la prostitution dans l’espace public, le développement exponentiel d’un contenu pornographique gratuit et en libre-accès sur internet a permis d’envahir la sphère publique, alors que l’accessibilité à ce contenu était auparavant extrêmement restreinte. La pornographie comme la prostitution ont toujours existé et existeront sûrement toujours. Mais elles ne touchaient pas les enfants et les adolescents dans de telles proportions. En outre, se laisser aller à les fréquenter régulièrement nécessitait un choix assumé et une action visible. Acheter un magazine, rentrer dans un sex-shop, s’arranger pour être tout seul devant Canal+ un certain samedi soir, sans même parler d’« aller aux putes »… : tout cela demandait un effort, engageait. Qui peut sérieusement penser qu’un enfant de 13 ans a la maturité nécessaire pour choisir en toute liberté et sans aucune influence extérieure de regarder un film porno, qu’il trouve en 2 secondes et demi sur son téléphone portable, tout seul devant son écran ? La pornographie est subie, et ne le sera que davantage au fur et à mesure que l’addiction s’installe.
La spirale de l’addiction
À l’heure où le tabac et le vin rouge sont accusés de tous les maux, arguments scientifiques à l’appui, le discours sur la pornographie, abordé principalement d’un point de vue moral, bénéficie encore d’une certaine complaisance et ceux qui la montrent du doigt passent vite pour des réacs coincés. Dans une société aux valeurs en déliquescence, relativiser est chose tellement facile. Un p’tit porn, où est le mal ? À tout relativiser, on finit par banaliser. Difficile ensuite de revenir en arrière, notamment lorsque l’on a grandi avec. Imaginer le décalage qui existera assurément dans un jeune couple entre l’un qui aura fait ses classes en termes de pornographie et l’autre qui sera passé entre les mailles du filet laisse déjà à penser, et pourtant ce n’est que l’un des aspects du danger qui menace les générations touchées.
Car l’addiction à la pornographie est réelle, prouvée et… dévastatrice. Comme pour toute addiction, elle commence par un simple attrait suivi d’un plaisir immédiat. Mais comme pour toute addiction, les stimuli qui en premier lieu avaient apporté tant de satisfaction vont bientôt perdre de leur efficacité, et il va falloir augmenter la dose. D’où la spirale infernale vers toujours plus, que ce soit en quantité, ou en « qualité » – comprendre de plus en plus trash… Sans compter qu’il n’y a même pas à se soucier d’aller acheter des bouteilles d’alcool au supermarché du coin ou de trouver un dealer : c’est gratuit et en libre-service 24h/24 !
De manière générale, et en dehors de la simple population des jeunes, la dépendance au « cybersex » entraîne une honte énorme et une impossibilité d’en parler. Non seulement parce que l’accro peut se rendre compte de son addiction et culpabiliser, comme c’est le cas pour n’importe quelle drogue (et une fois consommée la phase de déni commune à tous les processus de dépendance). Mais aussi parce que le cas particulier de la pornographie fait directement (et insidieusement) entrer le sujet dans une logique de performance et de comparaison physique : raisonnement en termes quantitatifs sur le nombre d’orgasmes, leur durée, etc. Le virtuel entre en compétition avec le réel, l’individu se satisfaisant de moins en moins du réel qui le met en échec systématiquement en ne lui montrant que limites et frustrations. La frontière entre les deux mondes s’estompe. C’est l’effet télé-réalité puissance mille. On est loin de l’abandon amoureux et du plaisir donné librement… Autant dire que l’estime de soi en prend un sacré coup et que l’isolement est de plus en plus marqué. Ce qui ne fait qu’accélérer la descente aux enfers vers la dépression, voire le suicide (chez les adolescents, la consommation de pornographie multiplie par 3 le nombre de tentatives de suicide). À noter également que 56 % des divorces seraient dus à la consommation de pornographie par l’un des conjoints. Quand le plaisir sans culpabilité vécu dans une relation normale et réelle se transforme en culpabilité sans plaisir dans un monde fictif et truqué où la relation est absente…
La sortie de secours ? L’abstinence, qui marche sur trois jambes : volonté, accompagnement, soutien.
Et nos enfants dans tout ça ?
Le corps d’un enfant n’aspire qu’à suivre son cœur, parce qu’il est beau et qu’il porte la dignité de l’être. Toucher la laideur, c’est se laisser salir de l’intérieur. D’où l’importance de dialoguer avec les enfants, pour leur faire prendre conscience de cette beauté du corps, leur permettre de comprendre le respect qu’ils lui doivent. Cela les ancre aussi dans ce droit qu’ils ont de ne pas regarder les mêmes banalités que le reste du troupeau, et de s’autoriser un œil un peu plus averti et un peu plus concentré sur ce qui fait rêver.
À trop aborder la sexualité de manière négative (ce qu’il ne faut pas faire) ou technique (comment les choses se font), il est facile de perdre de vue la dimension sacrée du corps. Ce dernier est pourtant ce qui nous relie au monde ; son rôle est d’exprimer l’amour et de donner la vie.
Le corps n’est ni une finalité, où seul compte le plaisir pour soi, ni une chose, que l’on peut soumettre. C’est un chemin, qui permet l’apprentissage de l’amour. La pornographie est un piège qui prive de cet apprentissage, en donnant une réponse simpliste, prête-à-consommer, à un désir brûlant de profiter de ce que la vie réserve de merveilleux dans la sexualité et dans l’amour.
Isabelle Lainé
- 21 % des jeunes regardent des vidéos pornographiques au moins une fois par semaine (dont 15 % des 14-17 ans), et 9 % au moins une fois par jour ; 8 % des garçons de 14-15 ans en regardent plusieurs fois par jour. À titre de comparaison, seuls 6 % des jeunes fument du cannabis au moins une fois par semaine. La même étude souligne : « Si le grand public a plutôt une bonne évaluation des comportements de consommation des jeunes, les parents d’enfants de 14 à 24 ans sous-évaluent nettement la consommation de leurs enfants » (étude portant sur Les Addictions chez les jeunes (14-24 ans), conçue pour la Fondation pour l’innovation politique et réalisée en juin 2018 par l’institut Ipsos).
- La fonctionnalité de contrôle parental installée sur les tablettes ou smartphone montre que 22 % d’enfants de moins de 10 ans tentent régulièrement de se connecter à des sites X, 36 % des 10-14 ans et 42 % des 15-18 ans (étude BitDefender, 2016).
- Un adolescent sur deux, y compris chez les filles, a déjà regardé au moins une vidéo pornographique. Chez les 15-17 ans, un garçon sur deux (48 %) et plus d’une fille sur trois (37 %) reconnaissent que cela a participé à leur apprentissage de la sexualité, et 44 % des ados ayant déjà des rapports sexuels déclarent avoir essayé de reproduire des pratiques vues dans des films pornographiques (sondage Ifop de mars 2017, Les adolescents et le porno, vers une « génération Youporn » ?).
- Un enfant a en moyenne 11 ans lorsqu’il est exposé pour la première fois à du contenu pornographique en ligne (rapport Ennocence, 2016).
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