Un peu plus de 50 ans après mai 68, la révolte des Gilets jaunes est d’une nature tout à fait différente. En mai 68, pour ce que ce mouvement avait de meilleur, il s’agissait de se désintoxiquer du culte du progrès, de la marchandise, du productivisme.
En 2018-19, avec les Gilets jaunes, il s’agit, pour une part de la population, les provinces oubliées, les lointaines banlieues, le périurbain, de protester contre une mort sociale lente, mais programmée. « Les Gilets jaunes sont des migrants de l’intérieur quittés par leur pays », dit Bruno Latour dans Reporterre (16 février 2019, entretien avec Hervé Kempf).
Une société devenue de plus en plus difficile à changer
Quelle autre différence trouve-t-on entre mai 68 et début 2019 ? Celle-ci : la société est devenue de plus en plus difficile à changer. C’est le paradoxe : plus la société est liquide, moins elle est saisissable par le politique. Conséquence : moins elle peut aisément être changée. Dans notre vie quotidienne, l’État est très présent mais il n’impulse pas, il accompagne le mouvement du capital et de la technique.
La technique, justement, constitue à elle seule un monde, la technosphère. Les mœurs, de leur côté, s’auto-réforment dans le sens de toujours plus de suppression des frontières et des différences. L’immigration s’auto-alimente à des logiques économiques mondiales, mais aussi à une idéologie des droits de l’homme qui a cessé depuis longtemps d’être un point de repère, une limite à des excès, mais est devenu un processus. C’est devenu l’idéologie de toujours plus de droits pour toujours plus de personnes dans toujours plus de cas de figures. Dernière étape : le projet d’étendre les droits de l’homme aux non-humains, animaux, végétaux, cailloux, etc. (les « droits de la terre » ne sont pas autre chose que cela).
Faire payer les riches ?
Les logiques auto-alimentées sont légion et restreignent la part du politique. C’est le propre de notre temps. Il ne suffit alors pas de « prendre l’argent là où il est », même si ce peut être utile, de « faire payer les riches », même si c’est une meilleure idée que de faire payer les pauvres. Entendons-nous : il ne s’agit pas de nier que des mesures radicales ne soient pas nécessaires. Un écart des revenus de 1 à 10, comme dans les années 1960-70, quand le PDG de Renault gagnait seulement 10 fois le SMIC (alors SMIG), et non 100 fois, serait une saine réforme. Mais il s’agit de savoir, que, à système équivalent de production et de circulation des richesses, cela ne sera pas du tout suffisant.
Dans ces conditions, les Gilets jaunes ont raison de s’adresser à l’État, puisqu’il couronne tout l’édifice. Mais il ne faut pas s’illusionner. On ne peut en rester là. C’est tout le rapport à l’espace, à la production, à la circulation des biens et des services qui est en jeu. Les Gilets jaunes posent sur le terrain la question même de l’écologie. Loin d’être le contraire de la question sociale (auquel cas il faudrait choisir entre l’un ou l’autre), l’écologie y ramène, et réciproquement. Car plus une société est anti-écologique et, pour le dire autrement, non durable et consumériste, plus elle est inégalitaire et injuste, plus elle réserve la beauté et la qualité de vie à une minorité.
Le déménagement du territoire, une question à la fois sociale et écologique
Le déménagement du territoire, c’est-à-dire le dépeuplement et la paupérisation des territoires ruraux au profit des grandes villes, est une question à la fois sociale et écologique. L’éloignement des lieux d’enseignement qui permettraient la promotion sociale accroît les inégalités, la dépendance à la voiture accroît les ravages de la société de consommation, l’agriculture s’enfonce dans le productivisme, et chacun devient dépendant des grandes surfaces, tandis que les centres-ville se vident de leurs commerces.
Dans ces conditions, quel peut être le rôle des Gilets jaunes, ou de tout autre mouvement du même type ? Loin de se transformer en parti politique (un de plus, aussi vide de sens que les autres), c’est sans doute de se traduire en propositions concrètes, diversifiées, sur le terrain. Cela se heurte à des obstacles. L’atomisation de la société par le libéralisme rend difficile cette sortie du face-à-face entre l’individu et l’État. C’est pourtant ce qui est nécessaire. Du reste, l’une des forces des Gilets jaunes a été justement de renouer du lien social.
Le moyen de se rappeler que « nous sommes un peuple »
Toute la différence entre les Cahiers de Doléances de 1789 et les revendications des Gilets jaunes est là : entretemps, la société s’est fissurée. C’est pourquoi les revendications « frontales » des Gilets jaunes sont à la fois les plus unificatrices et les plus superficielles : rétablissement de l’ISF, démission de Macron. Elles peuvent être une réponse nécessaire face au mépris du pouvoir. Mais, de même que la suppression de l’ISF n’a rien apporté au peuple en termes de ruissellement de la richesse réattribuée aux plus riches, son rétablissement ne suffira pas à établir une réelle justice sociale et fiscale. C’est ici que le référendum d’initiative citoyenne, disons le plus simplement : le référendum d’initiative populaire, peut être un outil d’auto-éducation à la démocratie. Il ne faut certes pas passer tous nos dimanches à voter. Mais 3 ou 4 référendums nationaux par an, et des référendums locaux, peuvent être le moyen de redonner du goût et du sens à la politique. Le moyen de se rappeler que « nous sommes un peuple ». Avant d’être un marché.
Pierre Le Vigan
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