Theresa May, Premier ministre de Sa Majesté, devait s’expliquer devant les députés des Communes ce jeudi 15 février. C’est partie remise à deux semaines. Elle l’a dit le 14, comme pour s’excuser de son report. Elle affirme, à propos de ses démarches relatives au Brexit, devoir patienter jusqu’à une (hypothétique) rencontre avec les responsables européens « vers la fin du mois ». En attendant, elle a pris de face un nouveau camouflet : par 303 voix contre 258, les députés ont refusé d’agréer une motion d’aspect inoffensif, destinée à la soutenir dans ses allers et retours entre Londres et Bruxelles. Autant dire que les Communes précisent ouvertement à l’administration européenne qu’elle n’a aucune légitimité à parler au nom de la Grande-Bretagne. La tâche devient ingrate.
Revenir aux Communes fin février, à quatre semaines de la date fatidique du 29 mars qui sonnerait l’heure d’un Brexit sans accord (no deal) ? Pourquoi pas ? Mais ce sera plutôt après le 21 mars, date de la réunion du prochain sommet européen qui redira la position officielle des Vingt-Sept. A Bruxelles, chacun campe en effet sur un terrain déjà dégagé : ce sera l’accord négocié durant près de deux ans, mais refusé par les Communes le 15 janvier, ou rien d’autre qu’un no deal. A Londres aussi, chacun campe sur ses positions, mais dans la plus totale confusion, aucune des tendances ‘pour’, ‘contre’, ‘plutôt pour’ ou ‘plutôt contre’ ne rassemblant de majorité aux Communes. Dès lors, les institutions économiques, les grandes entreprises et les administrations s’alarment ouvertement. Non pas tant d’un éventuel Brexit, plutôt d’une totale absence de décision qui laissera les lendemains du 29 mars dans un état d’impréparation alarmant.
Le casse-tête des entreprises s’éclaire à partir d’un simple exemple. Des pays comme le Japon ou la Corée du Sud disposent d’accords d’échanges commerciaux avec l’UE en général, mais non avec chacun des pays membres de l’UE. Si un cargo prend en charge des conteneurs de whisky à Glasgow ou à Édimbourg après le 18 février, il atteindra la mer du Japon après quarante jours de mer, soit après le 30 mars, et il sera impossible de décharger le précieux breuvage, les accords avec l’UE étant devenus caducs le 29 au soir pour la Grande-Bretagne en cas de no deal. Après discussions, l’affréteur pourrait décharger mais prendrait 20 % de taxes d’importation en sus, tant au Japon qu’en Corée, ce qui n’arrange pas les commerciaux de Johnny Walker et J&B (Diageo) ni ceux de Ballantines et Chivas (Pernod-Ricard).
Ce qui est vrai pour le whisky l’est autant pour toute sorte de produits, manufacturés ou non. Le groupe Ford, qui emploie 13 000 personnes outre-Manche et envisageait de fermer son usine de boîtes de vitesse de Blanquefort, près de Bordeaux, menace aujourd’hui de réduire à très peu sa production de moteurs outre-Manche, pour des problèmes de douane devenus imprédictibles. Car ce qui est vrai pour l’export l’est autant pour l’import. Tous les documents douaniers actuellement en vigueur en Grande-Bretagne sont certifiés UE, tant pour les entrées et sorties de produits finis que pour les pièces industrielles ou les denrées agricoles. Les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) exigeront de nouveaux documents à partir du 30 mars, et des barèmes clairs, marchandise par marchandise, dans un sens et dans l’autre, banane ou joint de culasse. Aucun n’a été préparé dans aucun domaine. A peine des accords de principe portant sur des échanges de produits de même nature ont-ils été signés avec les îles Féroé ou la Suisse. Ce qui est peu.
Au total, le désamarrage continental de la Grande-Bretagne, tout compréhensible qu’il soit, et facilité d’une certaine manière par une non-participation à la zone euro, brille par une impréparation qui alourdira, le 29 mars à minuit, le passage à la vingt-cinquième heure. Lequel passage, en termes de commerce avec transports maritimes, se décide au moins six semaines avant, et non à la dernière minute. En jouant la montre, Mrs May peut vouloir forcer les Communes à demander à l’UE un report de la date du Brexit. Mais il n’est pas évident, dans l’hypothèse où elle obtiendrait des députés le vote d’une telle supplique, qu’elle soit acceptée par l’UE à quelques semaines d’élections européennes (du 23 au 26 mai) dont nul ne sait s’il faudrait ou non y inclure des votes et des élus britanniques.
Le Royaume étant prodigue, dans les situations difficiles, de réactions excentriques en tout genre, il faut signaler celle de Victoria Bateman, professeur d’histoire de l’économie à Cambridge. Féministe déjà entraînée dans ce genre de outing, Mrs Bateman affirme maintenant, en tenue d’Eve et thorax tatoué au marqueur à l’appui de sa démonstration, que « le Brexit laisse la Grande Bretagne à poil » (Brexit leaves Britain naked). Ainsi apparut-elle sur ITV ou à la BBC, ou récemment dans un amphi de Cambridge. Il est vrai que, pour mémoire, la question avait été posée au général De Gaulle lors d’une conférence de presse de 1967, époque où il laissait avec obstination le Royaume-Uni hors de la CEE. Avait-il, oui ou non, dit un jour : « L’Angleterre, je la veux nue » ? Il avait répondu : « La nudité, pour une belle créature, c’est assez naturel et pour ceux qui l’entourent, c’est assez satisfaisant. Mais, quelque attrait que j’éprouve pour l’Angleterre, je n’ai jamais dit cela à son sujet. »
Jean-François Gautier
Mrs Bateman, en tenue de hard Brexit…
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