Le Traité d’Aix la Chapelle, entre la République Française et la République Fédérale d’Allemagne, conçu comme le renouvellement de celui de l’Elysée (il vient d’être signé le 22 janvier 2019 soit exactement 56 ans plus tard), peut sembler assez peu novateur à beaucoup d’experts dans ses principaux attendus. Alors qu’au contraire, on est en droit de penser qu’il pourrait être au départ d’une réelle mutation dans les relations franco-allemandes.
Et cela, pour la raison qu’il correspondrait à la prise de conscience, de part et d’autre, de la nouvelle donne géopolitique mondiale et de tout ce qu’elle laisse augurer de dangereux pour l’Europe. Le corollaire de ce réflexe n’étant, ni plus ni moins, que l’impérieuse nécessité de la formation d’un noyau européen, en l’occurrence franco-allemand et par la force des choses, auquel pourraient s’agréger, au fil du temps, d’autres partenaires européens.
En relevant, en effet, que « le temps est venu d’élever leurs relations [celles de la France et de l’Allemagne] à un niveau supérieur et de se préparer aux défis auxquels les deux Etats et l’Europe sont confrontés au XXI siècle », le préambule au Traité laisse entendre que ses rédacteurs ont intégré le fait que le monde est entré dans une nouvelle ère. A savoir, une ère post-occidentale dans laquelle l’hypothèse d’un désengagement d’une plus ou moins forte ampleur des Etats-Unis du continent européen est à prendre au sérieux. Et que la meilleure réponse à apporter à cette éventualité réside dans l’intégration diplomatique, militaire, culturelle, de l’Allemagne et de la France. Si le Traité de l’Elysée consacrait une réconciliation, celui d’Aix la Chapelle est à mettre au compte de la reconnaissance conjointe d’une nécessité de plus en plus pressante, à l’aune de laquelle il faut comprendre le sens des articles. D’ailleurs, parmi les commentaires que le Traité a soulevés, seuls ceux émanant de personnalités ou de mouvements de l’extrême droite, ou proches d’elle, se sont élevés contre sa signature. Ils renouent, à l’occasion, avec des accents et des raisonnements qui sont dignes des figures germanophobes, anciennes ou proches, les plus célèbres. Leurs auteurs montrent (en particulier quand ils vont jusqu’à écrire ou à dire que le Traité de l’Elysée entraînerait la résurgence du Saint empire romain-germanique) qu’ils tiennent encore et toujours l’Allemagne pour l’ennemi principal de la France.
Défense et diplomatie.
Le Traité fixe comme l’objectif prioritaire des deux Etats, le renforcement de « la capacité autonome de l’Europe » en matière de défense (article 3). Ceci pourrait passer, une fois de plus, pour un vœu pieux, si ce n’est que cette affirmation est à rapporter aujourd’hui au fait que les Etats-Unis ont commencé à réévaluer, sous tous les angles, leur position dans le système géostratégique global. Leur compétition avec la Chine n’est plus seulement économique ; elle est aussi stratégique, c’est-à-dire balistique et nucléaire. A tel point que le développement récent de missiles balistiques chinois d’une portée de 3000 à 4000 km (susceptibles d’atteindre les bases américaines et les navires de l’US Navy en Asie et dans le Pacifique) est à l’origine de la dénonciation par Washington du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (INF), signé par d’autres Etats mais négocié avec la seule Russie. Laquelle se trouve être, en quelque sorte (parce qu’il semblerait qu’elle ait expérimenté de son côté de nouveaux missiles intermédiaires) la victime collatérale d’une décision du Pentagone et de la présidence américaine qui ne veulent plus avoir « les mains liées » dans ce créneau de l’armement stratégique. Une nouvelle course aux armements se profile, pour laquelle l’Europe n’est pas prête, parallèlement à un repositionnement des Etats-Unis qui ne l’arrange pas parce qu’il a changé d’horizon.
Ainsi, le nouveau contexte justifie que la France et l’Allemagne se déclarent convaincues « du caractère indissociable de leurs intérêts de sécurité » et qu’à ce titre, parce qu’on ne sait pas de quoi l’avenir sera fait, les deux Etats s’engagent à se prêter « aide et assistance par tous les moyens dont ils disposent, y compris la force armée, en cas d’agression armée contre leurs territoires » (article 4-1). Le changement mondial les incite, effectivement, à « renforcer la capacité d’action de l’Europe et à investir conjointement pour combler ses lacunes capacitaires, renforçant ainsi l’Union européenne et l’Alliance nord-atlantique » (article 4-2). Et l’on peut penser que le cadre bilatéral l’emportera sur l’alliance, pour deux causes dont les manifestations sont à venir. D’une part, le rapprochement des visions géostratégiques des deux pays, principalement à mettre au compte de l’Allemagne, parce qu’elle ressentira de plus en plus clairement l’éloignement de son allié américain. D’autre part, la rénovation technologique et la mise à niveau de l’appareil balistique et nucléaire de la France face à la nouvelle course aux armements, dont on voit mal, étant donné l’état de ses moyens financiers, comment ils seront possibles sans le co-financement de l’Allemagne, et cela va sans dire son partage avec elle.
Les autres attendus du Traité d’Aix la Chapelle sont en phase avec l’évolution stratégique prévisible. Ainsi, la convergence des visions qu’elle infère conduit à ces propositions de bon sens qui sont « d’instaurer une culture commune et d’opérer des déploiements conjoints » et « la consolidation de la base industrielle et technologique de défense européenne » (article 4-3). Tout ce qui va dans le sens de la formation d’un noyau militaire, tel que « le Conseil franco-allemand de défense et de sécurité » (article 4-4), ne saurait qu’être approuvé.
Sur le plan diplomatique, la volonté commune d’obtenir un siège pour l’Allemagne au Conseil de Sécurité des Nations Unies est louable parce que son obtention permettrait à l’Europe d’en disposer de deux (article 8). Sachant que le Royaume-Uni, déjà peu enclin à y défendre les intérêts de l’Union européenne, va s’en retourner à son « splendide isolement ». Certes, la France et l’Allemagne ont des horizons diplomatiques différents, et parfois divergents. Mais, la similitude grandissante de leurs situations politiques et stratégiques respectives va faciliter la définition d’une ligne diplomatique commune.
Culture.
Les distances culturelles, malgré un fonds civilisationnel commun, et plus encore l’absence d’une langue commune sont les principaux obstacles à l’existence d’une « conscience européenne ». Il faut donc se féliciter de ce que le Traité d’Aix la Chapelle veille à approfondir tout ce qui a été déjà accompli pour rapprocher les peuples allemand et français. Qu’il s’agisse d’innover ou de renouveler des instances existantes, avec des projets ou des réalisations en cours comme un « espace culturel et médiatique commun », des « instituts culturels intégrés », une « plate-forme numérique destinée en particulier aux jeunes », ou un « fonds citoyen commun destiné à encourager et à soutenir les initiatives de citoyens et les jumelages entre villes » (chapitre 3).
La question de la communication entre les Européens est prépondérante. Elle est le préalable à toutes les constructions politiques. C’est pourquoi, le Traité franco-allemand, malgré son bilatéralisme, est un progrès et une démarche qui doit être soutenue. Il doit servir de modèle à d’autres accords, et le plus souvent possible il devrait être répliqué. D’autant plus que, l’Anglais qui a fini par devenir, de facto, la langue véhiculaire de l’Union européenne, ne devrait plus logiquement compter parmi ses langues officielles après la sortie du Royaume-Uni. Le contraire serait un comble, malgré le maintien de l’Irlande dont il n’est pas la langue d’origine.
Convergence économique et sociale.
La convergence des deux économies est un leitmotiv des relations entre la France et l’Allemagne. Et il est plus facile d’en parler que de la réaliser, tant les écarts entre les indices industriels et commerciaux sont grands. Or, la crise sociale française actuelle n’arrange rien. Elle risque même d’élargir le fossé si certaines réformes absolument nécessaires pour réduire les dépenses publiques sont ajournées. Néanmoins, de son côté, l’économie allemande pourrait s’essouffler dans les prochaines années en raison du fléchissement de la demande interne causée par le vieillissement de la population, et en raison de la contraction de la demande extérieure à cause de la politique protectionniste des Etats-Unis dans l’immédiat, et dès que la Chine aura acquis suffisamment de la technologie industrielle allemande pour produire les mêmes biens, mais à moindre coût. Par conséquent, pour faire face à cet avenir incertain, il est pertinent d’avoir comme objectifs « d’instituer une zone économique franco-allemande dotée de règles communes » (article 20), de parvenir à une harmonisation du droit des affaires, et d’intensifier la coopération dans le domaine de la recherche et de la transformation numérique, de l’intelligence artificielle, par le biais de « programmes conjoints de recherche et d’innovation » (article 21). Dans cette même perspective on ne peut que déplorer que le projet de fusion d’Alstom et de Siemens ait pu être bloqué par une décision anachronique de la Commission européenne. Il faut espérer que les gouvernements français et allemand parviendront soit à faire reculer cette dernière, soit inventeront d’autres modalités pour parvenir au même résultat.
Energie et environnement.
Il est bien connu qu’il n’existe aucune politique énergétique européenne. Il serait néanmoins nécessaire qu’une concertation sur les approvisionnements en gaz et en pétrole existe pour éviter les malentendus comme celui que Paris et Berlin viennent de surmonter, péniblement, au sujet du gazoduc North Stream 2 qui, via le fond de la Baltique sur lequel il est posé, depuis Vyborg en Russie jusqu’à Greifswald en Allemagne, doit alimenter ce pays en gaz russe. Cette concertation permettrait d’amorcer un plan de sécurisation des approvisionnements en hydrocarbures, axé en toute logique sur un vrai partenariat avec la Russie. Sans doute gagnerait-elle en pertinence si elle était couplée avec la réflexion commune sur la transition énergétique, à laquelle les deux Etats sont attachés et au sujet de laquelle ils sont décidés à coopérer le plus étroitement possible (article 19), mais par rapport à laquelle aussi leurs structures productrices d’énergie respectives restent éloignées.
Continuité et synergie des territoires.
Le Traité, c’est une nouveauté, met l’accent sur » l’importance que revêt la coopération transfrontalière » et il insiste sur « le rôle essentiel des collectivités territoriales et autres acteurs locaux à cet égard » (article 13-1). C’est intéressant parce que les deux Etats ont tout intérêt à créer une synergie entre leurs régions sises de part et d’autre de la frontière commune. Il faut éviter que celle-ci demeure un frein aux échanges, à la création des infrastructures entre des territoires dont certains auraient besoin pour être désenclavés. On pense ici au centre-est de la France, isolé au cœur de la région Grand Est qui est une ineptie géographique et économique. Dans la perspective qu’ouvre le Traité, plutôt que de maintenir en l’état cette région, il serait préférable d’encourager une association entre l’Alsace et le Bade-Wurtemberg, et une autre entre la Lorraine et les autres régions mosellanes (Sarre, Rhénanie-Palatinat et Luxembourg) dans le prolongement de ce qui a pu être entrepris dans le passé (euro-région Sar-Lor-Lux), et cela en rénovant opportunément l’axe fluvial Moselle-Saône. Ce type de choix stratégique commun est un exemple de projet prioritaire qui irait dans le sens de la coopération décentralisée prônée entre les collectivités territoriales (article 17). Et pour laquelle un comité de coopération transfrontalière est mis en place par le Traité (article 14). Sa mission est de garantir une meilleure mobilité transfrontalière, et au-delà d’améliorer par la même occasion les liaisons entre la France et l’Allemagne.
Corrélativement, l’objectif du bilinguisme dans les territoires frontaliers (article 15), bien qu’il soit pertinent, peut paraître ambitieux. Il ne prendra corps qu’à la condition que les pratiques économiques et sociales inter-régionales franco-allemandes s’intensifient. Enfin, en demeurant dans le même contexte régional, on peut faire remarquer qu’une coopération transfrontalière similaire serait envisageable entre la France et la Belgique à travers le binôme Champagne-Wallonie et la modernisation de l’axe navigable qu’est la Meuse.
Un nouveau départ pour un noyau européen ?
La convergence entre le nouveau contexte international et les nouveaux dispositifs institutionnels contenus dans le Traité (chapitre 6) pourrait laisser augurer que le binôme franco-allemand, accédant à une forme plus organique, puisse se découvrir un désir d’autonomie ou de souveraineté pour l’Europe. D’abord par nécessité, compte tenu sinon d’un total désengagement américain du continent européen, tout au moins de l’évidente réorientation stratégique des Etats-Unis vers l’Asie, face à la Chine. Mais compte tenu aussi du Brexit parce que la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne replace le duo franco-allemand devant ses seules responsabilités, c’est-à-dire qu’il retrouve sa liberté d’action, mais sans pouvoir désormais imputer l’absence d’initiatives à l’Etat qui empêchait toutes les avancées en Europe. Ensuite, parce que l’intensification prévue des échanges politiques, aussi bien au niveau des gouvernements des deux Etats (articles 23,24) qu’à des niveaux intermédiaires des appareils d’Etat (articles 25,26), devrait concourir à une meilleure appréciation commune des réalités européennes et mondiales, et faciliter par conséquent la définition conjointe, solidaire et confiante, d’une marche à suivre et d’un agenda ouverts à tous les autres Etats européens volontaires, pour accéder à l’Europe souveraine.
Gérard Dussouy
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