Complotisme, grand remplacement, Gilets jaunes. Sondage bidon… ou complot ?

Pour la deuxième année consécutive, la fondation Jean-Jaurès vient de commander un sondage (voir le sondage ici) et d’établir deux rapports en relation avec l’IFOP et Conspiracy Watch à propos des Français, du complotisme, des Gilets jaunes. Pour la deuxième année consécutive (voir notre article dédié l’an passé), nous nous interrogeons : ce sondage, particulièrement médiatisé par la presse mainstream car il conclut à une « tendance au complotisme » des Gilets jaunes, est-il bidon ?

Un sondage orienté

Tout d’abord, rappelons que la fondation Jean-Jaurès est une fondation dont 80 % des fonds proviennent de différents services et ministères de l’État et 2 % des groupes socialistes du Parlement et du Sénat (en 2010). Une fondation de gauche, militante. Cela n’empêche pas d’être honnête, sauf que…

Sauf que la notion de complotisme, sur laquelle sont interrogés les sondés, est particulièrement floue et mélange tout. L’immigration, les vaccins, la mort de Lady Di, la conquête spatiale, les Illuminati, les attentats du 11 septembre, ou encore les chemtrails.

On mélange cela dans un paquet, on secoue, on interroge par informatique 1 760 personnes « représentatives de la population française ». Puis on publie des résultats en utilisant les services des personnalités médiatiques les plus en vue concernant les instituts de sondage. On se sert de ses réseaux de sympathisants au sein de la presse mainstream.

Ainsi, on parvient à distiller ensuite plusieurs flèches de venin pour mettre KO tout le monde via les chaises musicales psychologiques :

  • Les Gilets jaunes sont plus à même d’être complotistes
  • Ceux qui croient le plus en des théories du complot sont les moins bien éduqués et les moins en réussite professionnellement
  • Ceux qui s’informent sur Internet sont le plus potentiellement complotistes
  • L’immigration est un complot

Si l’on regarde pourtant les chiffres de plus près, plusieurs précisions sont à noter, pour recadrer un peu certains journaux de service public qui s’emballent. Sur 1 760 personnes interrogées tout d’abord, pas une seule des dix affirmations « complotistes » ne recueille plus de 43 % de « d’accord » ou « plutôt d’accord ». Les « complotistes » présumés sont donc minoritaires. 64 % des sondés ne croient par ailleurs qu’en une ou deux des théories, particulièrement diverses. Ainsi, parmi ces sondés, une partie d’entre eux (de 19 % à 69 %) ne connaissaient même pas les « complots » dont le sondage leur parlait, avant même de répondre au questionnaire. « Vous connaissez la théorie du Grand remplacement ? – Non. Vous y croyez ? Ben… »

C’est ce qu’on appelle un biais.

Rudy Reichstadt, rapporteur de l’étude (fondateur de Conspiracy Watch, un site web dédié à l’observation du conspirationnisme), joint par téléphone, reconnaît d’ailleurs que ce sondage comporte des biais et qu’ils ont été obligés de faire des choix. « Le sondage parfait n’existe pas, on pense que c’est un outil permettant de cerner les choses, de faire des hypothèses » nous dit-il.

Sur les Gilets jaunes, il apparaîtrait qu’ils soient plus enclins à croire à certains « complots ». Néanmoins, impossible d’avoir le chiffre de personnes se définissant comme Gilets jaunes ou plutôt proches des Gilets jaunes. « Autour de 20 % des sondés » nous dit M. Reichstadt qui nous renvoie vers Jérôme Fourquet, que nous n’avons pas réussi à joindre. 20 % des sondés, cela donnerait 352 sondés. Même si 62 % de ces 352 « Gilets jaunes » s’interrogent sur les relations entre l’industrie pharmaceutique, les ministères et les vaccins, le faible échantillon ne devrait pas permettre à un média de service public comme France Info d’expliquer que « les Gilets jaunes » seraient « plus perméables que la moyenne aux théories du complot ».

France Info dont la conclusion à peine masquée – il est vrai bien suggérée par les auteurs du rapport sur ce sondage – pourrait se réduire ainsi : «  Vous être contre l’immigration ? Vous en avez marre d’être pris économiquement et socialement pour des pigeons ? C’est que vous êtes mal éduqués, complotistes, et peut-être même un peu racistes ou antisémites…(surtout si vous avez en plus validé croire en un « complot sioniste international ».  Raccourci facile dites-vous ? Vraiment ?

Le grand remplacement n’est pas un complot

À côté des thèses très farfelues et surtout inintéressantes (personne n’a marché sur la Lune, la mort de Lady Di, les Illuminati) se trouve celle, fondamentale, du « grand remplacement » et de la question de l’immigration. Mais dans ce registre, les sondeurs font preuve d’une mauvaise foi totale.

Ainsi, ces derniers définissent-ils la « théorie du grand remplacement » comme « L’immigration qui serait organisée délibérément par nos élites politiques, intellectuelles et médiatiques pour aboutir à terme au remplacement de la population européenne par une population immigrée ». Problème, cette définition est fausse. L’inventeur du concept de « grand remplacement » ,  l’écrivain Renaud Camus, nous a déjà répondu à ce sujet. Dans son livre intitulé Le Grand Remplacement, à aucun moment l’auteur ne parle en ces termes.

Rudy Reichstadt, rapporteur du sondage pour la fondation Jean Jaurès que nous avons joint par téléphone, ne dit d’ailleurs pas le contraire. « M. Camus ne dit pas qu’un complot pour faire venir des immigrés pour nous remplacer existe. Il dit par contre que ceux qui ne font rien pour empêcher ce « grand remplacement » se rendent complices de ce dernier. C’est une forme de complotisme ». Imparable pour l’auteur de l’enquête « le grand remplacement est-il un concept complotiste ? ».

La conclusion de l’enquête témoigne d’ailleurs du parti pris de l’auteur : « Les fantasmes sur l’immigration sont anciens et ceux qui les diffusent ont parfois recours à des chiffres fantaisistes ou à des comparaisons abusives, tel le parallèle douteux opéré entre l’immigration et les « invasions barbares » ou la colonisation. Comme si les migrants qui s’exilent, poussés par l’espoir d’une vie meilleure pour eux et leurs proches, n’avaient d’autre but que de semer la désolation et la misère. Avec le recul, pourtant, on ne peut que se borner à constater qu’aucun des scénarios catastrophistes et menaçants formulés au cours du dernier siècle en matière de flux migratoire ne s’est jamais réalisé. »

M. Reichstadt n’a pas connaissance des chiffres de la drépanocytose, ne fréquente peut-être par les quartiers nord de Paris, ou n’est sans doute pas au courant qu’il devient impossible de recenser la population en Seine-St-Denis. Le fait est tout de même que ces affirmations, sujettes à débat, ne permettent pas à son auteur de facto de rendre un rapport sur le complotisme (ou plutôt son analyse) en toute neutralité.

L’Observatoire du journalisme (OJIM) avait publié une note à propos de l’engagement de M. Reichstadt. Voici ce qu’on pouvait lire :

La personnalité de Rudy Reichstadt ne permet pas d’accréditer la possibilité d’un positionnement neutre et objectif. Diplômé de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, il a été chef de bureau des affaires financières au sein de la sous-direction de l’administration générale et de l’équipement de la mairie de Paris jusqu’en 2017 – dix ans après la fondation de son Observatoire du conspirationnisme donc. En 2013 il affirmait en effet au sujet de Conspiracy Watch : « un site que j’ai fondé en 2007 de ma propre initiative, dont je suis le seul maître à bord et dont je ne retire aucune rétribution ».

Le Monde écrit en 2017 que « désormais rémunéré, il fonctionne maintenant en tandem avec Valérie Igounet », une historienne spécialiste dans la dénonciation de l’extrême droite, qui a fait sa thèse de doctorat sur le négationnisme en France et a écrit dans Le Monde diplomatique. Elle est rattachée à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) qui dépend du CNRS.

À titre personnel, Rudy Reichstadt est membre de l’Observatoire des radicalités politiques dirigé par Jean-Yves Camus au sein de la fondation Jean-Jaurès, réputée proche du PS, il a aussi été invité à deux reprises – en septembre 2012 et en juin 2013 – aux « séminaires » de La Règle du jeu de Bernard-Henri Lévy.

Il a aussi écrit dans diverses revues de gauche, comme Rue89 ou encore ProChoix. Cette revue, fondée en 1997 par Fiammetta Venner et Caroline Fourest, avait d’abord comme objectif de défendre le « choix » de l’avortement. Elle se définit maintenant comme « revue d’investigation, de réflexion et d’analyse au service de la défense des libertés individuelles menacées par l’essentialisme, le racisme, l’intégrisme et toute idéologie totalitaire ou anti-choix ». Il a aussi écrit dans le trimestriel du Fonds social juif unifié, L’ArcheUne émission où l’on retrouve Caroline Fourest et Fiammetta Verner dans l’équipe, sur France Inter, en août 2014, fait encore la promotion de « Rudy Reichstadt, gardien de l’information sur Internet » et « kamikaze du web ». Rien que ça.

Ce qui pose problème ici n’est pas l’engagement de M. Reichstadt, mais la reprise de son analyse, sans aucun esprit critique, par l’ensemble de la presse mainstream. Elle voit là une occasion importante de « buzzer » sur le complotisme prétendu des Gilets jaunes, tout en tendant la perche aux politiques qui voudraient citer des études montrant que « les opposants à l’immigration sont des complotistes ». De fil en aiguille, la conclusion est qu’il faudrait accepter l’immigration pour ne pas être complotiste…

L’attentat de Strasbourg : 90 % des Français ne croient pas en une manipulation du gouvernement

Voici un sujet qui suscite plus d’adhésion visiblement que l’élection d’Emmanuel Macron ou des députés en 2017. L’attentat de Strasbourg. Bien qu’aucun conclusion définitive n’ait été rendue, bien que ni les sondés, ni les sondeurs n’aient pu avoir accès aux dossiers concernant cette affaire, 90 % des Français ne croient pas en une manipulation du gouvernement. 77 % des 352 sondés se définissant comme Gilets jaunes idem. 90 % des soutiens des Gilets jaunes idem. Vous avez dit complotistes les Français et les Gilets jaunes ? Pas du tout. Certes, parmi ces 90 % de Français ne croyant pas dans une manipulation, 13 % doutent et pensent qu’il y a des zones d’ombre dans cette affaire. Il en reste tout de même 65 % à croire aveuglément ce qui a été rapporté par les autorités, et 12 % à ne pas se prononcer.

Faut-il s’alarmer dès lors d’une tendance généralisée au complotisme ? Pas sûr.

Toutefois, la question la plus inquiétante si elle était reprise à mauvais escient par des leaders politiques, pourraient être, en guise de conclusion, la suivante : « Certains pensent que, face au défi démocratique que constitue la prolifération des discours de haine et des fausses nouvelles, il convient de limiter la liberté d’expression sur internet et les réseaux sociaux. Vous personnellement, êtes-vous tout à fait d’accord, plutôt d’accord, plutôt pas d’accord ou pas d’accord du tout avec cette opinion ? »

32 % des sondés sont plutôt d’accord, et 14 % tout à fait d’accord avec cette question, 20 % pas d’accord du tout, et 25 % plutôt pas d’accord. La fracture française, si fracture il y a, ne semble donc pas être dans la croyance supposée à des théories complotistes mélangées ici et là. Mais plutôt dans le fait de pouvoir jouir, ou pas, à l’avenir, de libertés individuelles fondamentales, écrire, lire, penser, s’exprimer librement. Ou pas.

On ne peut donc pas dire que les chiffres publiés par l’IFOP, Conspiracy Watch et la fondation Jean-Jaurès soient bidons. Par contre, il est certain qu’ils sont biaisés (les questions posées, les affirmations complotistes proposées, le petit nombre de Gilets jaunes sortis parmi les sondés qui ne peut pas donner une valeur cohérente…). La fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch font une démarche d’organismes militants.

Le souci principal réside dans la reprise sans croisement, sans analyse critique, par l’intégralité de la presse mainstream. C’est un des errements de la presse mainstream aujourd’hui : elle interroge sans jamais expliquer l’engagement idéologique de ceux qui sont appelés « chercheurs », « spécialistes à la Sylvain Bouloque », « consultants » ou « historiens ». Et de ce fait, le jeu est biaisé. Totalement biaisé.

Et bien souvent, ceux qui critiquent ce jeu biaisé, sont appelés… complotistes… ou fascistes. La boucle est bouclée.

YV

Crédit photo : DR
[cc] Breizh-info.com, 2019, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine

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