Il est fascinant d’observer la place que tiennent les migrants dans le discours des médias « bien pensants » – des radios dites de Service public au journal Le Monde en passant par l’iconique Mediapart.
Tous relaient verbatim le prêchi-prêcha pieusement indigné des « Associations », la nouvelle autorité morale gavée de subventions et de xénophilie. C’est que le Migrant – la majuscule s’impose tant cet être presque abstrait est révéré – est devenu indispensable à la Gauche depuis qu’elle a perdu le peuple.
Le Migrant n’est autre que le plus récent avatar des figures à la fois de victimes et de rédempteurs que la pensée auto-proclamée progressiste a successivement célébrées.
Le prolétaire a trahi
La première, c’est évidemment le Prolétaire. Une figure souffrante et magnifique crucifiée par le grand capital. Jusqu’en 1917, les « ouvriers n’ont pas de patrie » (Marx). Ils doivent s’unir par delà les frontières pour renverser les régimes bourgeois. Et c’est en leur nom glorifié que l’Etat-Parti exercera une « dictature du prolétariat » (Blanqui). Une dictature temporaire, juste le temps indéterminé que meure l’ancien monde et que naisse le « socialisme réel ».
Hélas ! le prolétaire a trahi. Quand il lui a été donné de choisir, il a préféré l’embourgeoisement de la social-démocratie, voire du capitalisme chimiquement pur, à l’eschatologie communiste. Surtout il a assez vite ouvert les yeux sur le riant paradis des travailleurs au-delà du Rideau de fer… et ce malgré les efforts des intellectuels français pour ne pas « désespérer Billancourt » en taisant les quelques imperfections sûrement provisoires de la société soviétique.
Arrive le dernier tiers du XXe siècle où les prolétaires subissent une double transfiguration. Economique d’abord quand la mondialisation transforme l’ancien prolétariat industriel – solidaire, conscientisé, un minimum éduqué – en un « précariat » (R. Castel) essentiellement tertiaire, composé d’employés végétant dans des « Macs jobs » sans qualification ni perspective, de chômeurs à durée indéterminée, d’intellectuels déclassés (intermittents du spectacle, enseignants vacataires…). Le lien au travail qui crée identité et combativité est brisé.
D’autant que survient l’autre mutation, idéologique celle-là : dans le sillage de 1968, la post-modernité a transformé ce qui restait de prolétaires en consommateurs, certes un peu frustrés, qui rêvent pavillons individuels, Audi A3 et héroïnes siliconées de télé-réalité: le désir de révolution cède la place à la révolution du désir. Et c’est là que la Gauche perd « ses » prolos.
Le colonisé : il n’est pas blanc donc invariablement victime de racisme
Mais entre temps, elle s’était trouvé un autre sauveur : le Colonisé, sorte de prolétaire planétaire. Comment ne pas battre sa coulpe devant un être aussi affligé ? Il est pauvre – car les richesses de son malheureux pays ont été volées par les impérialistes avides (cf. l’invraisemblable succès d’un livre comme Les Veines ouvertes de l’Amérique latine d’Eduardo Galeano paru en 1971) –, il n’est pas blanc donc invariablement victime de racisme ; et surtout il reste colonisé une fois son pays … décolonisé : 30, 50 ou 60 ans après les indépendances, s’il vit encore dans le dénuement et l’oppression c’est à cause des maléfices de l’ère coloniale voire des méfaits du « néo-colonialisme » (F. Houphouët-Boigny). Si le prolétaire blanc est sommé de renoncer à toute forme de passion patriotique, la gauche n’aime jamais autant le colonisé que fièrement nationaliste : elle est bien prête à porter des valises pour l’Algérien, le Malgache, le Palestinien, le Kanak ; il n’y a qu’un peuple auquel est rigoureusement interdite toute jubilation identitaire : les Français !
C’est une question de décence après les crimes-commis-pendant-la-colonisation, un « crime contre l’humanité » même selon un certain exégète de Paul Ricoeur en tournée électorale en Algérie… Le « fardeau de l’homme blanc » est devenu « le sanglot de l’homme blanc » (Pascal Bruckner). Mais qu’ils sont émouvants en revanche ces drapeaux marocains sur les capots des voitures lors des discrets cortèges nuptiaux de « Français issus de la diversité » !
Le colonisé pourtant a déçu lui aussi au fil du temps. D’abord parce qu’il a montré peu de goût pour les droits-de-l’homme, nouveau mantra de la gauche depuis que la révolution a été « jetée aux poubelles de l’histoire » pour paraphraser Trotski : le seul endroit du Moyen Orient où les Arabes votent – sans que le scrutin se résume à une parodie – c’est… Israël ; dans un pays comme le Pakistan – mais il est bien d’autres exemples – la liberté de conscience pour ne pas parler de celle de croyance est à peu près aussi populaire que le naturisme ; l’Algérie chérit tant le multipartisme que le FLN n’y a jamais quitté le pouvoir depuis 1962, etc.
Des pays prodigieusement bien dotés en ressources naturelles – le Zaïre (RDC), le Venezuela, Madagascar même – se sont clochardisés au point qu’on y vit au début du XXIe siècle beaucoup moins bien qu’au milieu du XXe siècle. L’explication si commode par l’influence pernicieuse des anciennes métropoles et de leurs agents convainc de moins en moins. D’autant qu’elle est battue en brèche par le cas des Tigres asiatiques qui offrent aux yeux d’un sympathisant de gauche un spectacle presque pire que celui du Tiers-monde africain ou proche oriental : ainsi le Vietnam, « république populaire » naguère héroïque et exemplaire au temps des luttes anti-impérialistes, continue certes de baptiser « communisme » son nationalisme autoritaire mais se vautre dans le matérialisme à la chinoise et communie sans vergogne dans des valeurs aussi réactionnaires que la famille, la solidarité ethnique ou la libre-entreprise…
Avez-vous noté que « migrant » a définitivement détrôné « immigré » ?
Vient alors le temps du Migrant, troisième figure christique d’une gauche plus que jamais profondément religieuse. Le Migrant synthétise les deux hypostases précédentes du Prolétaire – il arrive démuni, demi-nu sur nos rivages, dépouillé par les passeurs – et du Colonisé : il vient de ce Sud à la fois si éloigné (culturellement) et si proche (en distance horaire) envers lequel notre responsabilité historique jamais ne cessera. Avez-vous noté que « migrant » a définitivement détrôné « immigré » ? Celui-ci fleurait bon les chaînes de montage automobile, les épiceries du dimanche soir et les cités HLM ; celui-là est un être presque éthéré qu’on pourrait définir tautologiquement par sa « migrance » (Catherine Millet ? Ségolène Royal ? Anne Hidalgo ?), un processus poignant de déplacement sans but ni fin et de déracinement ontologique. Le migrant est lost in translation.
Mais quels services il rend ce brave gars ! Tout d’abord il nous sort de nos préoccupations égoïstes (le diesel au prix du lait, la cheville de Neymar, le scandale des promotions canapés) en nous confrontant à des urgences existentielles : le migrant meurt – en Méditerranée, au fond d’un semi-remorque, dans l’effondrement d’un squat dionysien – et en mourant il nous ramène à la vie, à la vraie vie de l’engagement permanent, de l’urgence humanitaire, de l’agir de crise qui est à l’homme de gauche ce que la coke est au trader. Mais le plus souvent le migrant survit et nous pouvons alors l’accueillir : l’abreuver sur son chemin de Croix, lui laver les pieds, partager avec lui le vaste manteau du Revenu de Solidarité Active, de l’Aide Médicale d’État, de toutes les prestations familiales enfin, car le migrant comme le prolétaire d’antan dont c’était aussi la seule richesse est chargé d’enfants. Ce dernier point est capital : le migrant constitue la promesse d’un peuple nouveau !
Le peuple des Français de souche en effet n’est plus présentable. D’abord il n’aurait jamais existé : un habile révisionnisme historique, très présent dans la bouche de certains enseignants militants, instille l’idée que les migrations n’auraient jamais cessé dans l’histoire démographique de la France, que celle-ci serait caractérisée par un va-et-vient permanent. Tous anciens migrants ! I’ve got no roots chante, sexy mais sosotte, Alice Merton. C’est complètement faux. Les migrations dans l’espace hexagonal de la fin de l’Antiquité aux années 1880 ont été confidentielles, à de rares exceptions près (Scandinaves normandisés du haut Moyen âge, Italiens de la Renaissance, diaspora irlando-jacobite de la fin du XVIIe siècle…). Et surtout, jusque vers 1980 elles viennent majoritairement d’Europe, pas d’Afrique ! Mais ce peuple habité du fantasme de l’autochtonie fait pire encore : il glisse à droite ! Pas la droite libérale, centriste, européiste presque fréquentable à force de complicité et de convergence, mais ce que France Inter appelle la droite dure, la droite identitaire, bref et on frémit en alignant ces lettres : l’extrême-droite. Les classes populaires votent Rassemblement National ou Dupont-Aignan, elles ne sont pas plus choquées que cela que les Hongrois ou les Italiens refusent le chaleureux dépaysement de la société multiculturelle, que les Suisses interdisent par votation les minarets, elles osent – c’est sans doute qu’elles sont racistes – montrer plus de compassion à l’éleveur laitier normand qu’au réfugié syrien…. Bref le peuple a trahi la Gauche.
Une nouvelle alliance dès lors est possible, entre les migrants portés sur les fonts baptismaux de la Diversité et les élites des hyper-nomades qui se partagent entre aéroports et lofts des quartiers gentryfiés de Paris. Le migrant sauvé des eaux deviendra un jour un électeur. En attendant, il œuvre utilement dans les arrière-salles des bars à sushis. Sa souffrance sans cesse montée en épingle relativise voire ridiculise celle du Gilet jaune, né trop blanc dans un monde trop vieux.
Par Frédéric G. Philip
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