Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

« La Mule », film testamentaire de Clint Eastwood ?

C’est avec une certaine réticence que l’on s’apprêtait à visionner le quarantième opus de l’auteur d’Impitoyable, tant le système Eastwood, depuis Invictus, semblait ronronner et offrir le spectacle d’un cahier des charges respecté plutôt que des films habités par l’acuité et la fièvre retenue qui faisaient le prix de ses chefs-d’œuvre.

À l’issue de la projection, il faut admettre le tour de force : le vétéran du cinéma mondial livre sans aucun doute son opus le plus accompli depuis Gran Torino, revisitant ses motifs de prédilection (l’individu face au monde, l’éthique personnelle, la justice et ses ambiguïtés) en se gardant de la redite et de la sentence.

Comme à l’accoutumée, le metteur en scène s’approprie un scénario et un protagoniste (inspiré de la véritable histoire d’un nonagénaire, Leo Sharp, horticulteur de renommée internationale devenu, pour des questions de survie financière, convoyeur de drogue au service des cartels mexicains). Il l’enrôle dans la chronique d’une Amérique moderne et contemporaine que constitue la quasi totalité de sa filmographie. Eastwood, cinéaste de l’ambivalence, est capable d’arrimer des considérations sociales parfois détergentes à un corpus idéologique conservateur voire réactionnaire. Il se fait moins l’illustrateur des bouleversements qui affectent son pays qu’il n’ausculte avec une extrême précision le moment de bascule, quand les valeurs traditionnelles s’avèrent périmées et subverties par un nouvel ordre, tout aussi indéchiffrable que déstructuré.

Apparemment, La Mule reprend l’histoire là où Gran Torino l’avait laissée, à savoir l’acculturation forcée d’un vieillard aux nouveaux rapports entre les êtres, régie par l’obsession du matériel, l’érosion des règles morales et le déracinement de l’autochtone sur son propre territoire. Son personnage, Earl Stone, est un homme qui, fort de sa croyance dans l’effort et les vertus du labeur, a bâti son existence autour de son métier, annulant du même coup les relations avec sa famille, non par égoïsme mais dévotion à l’idéal américain de la réalisation personnelle, grâce à  l’effort et la fructification des talents. Sa rétribution est la faillite de son activité, concurrencée par Internet, la dislocation de sa vie familiale (divorce, hostilité de sa fille, déréliction personnelle) et surtout l’impression de se mouvoir dans un monde devenu illisible.

Le personnage partage de fait nombre de traits avec les héros de John Ford, porteurs des mythes et des valeurs consacrés qui ont fait la puissance et l’orgueil de la nation, contraints de se réinventer dans un univers en crise, sans toutefois renier leurs principes fondamentaux. Earl Stone, qui délaisse ses serres et ses orchidées pour véhiculer des quantités record de cocaïne à travers le pays, a été justement choisi par les Narcos pour son adhésion inconditionnelle à l’Ordre et aux valeurs de l’ancien monde (son dévouement à la Loi explique l’absence d’infraction au code de la route en 70 ans de conduite), un monde dont il s’échine à maintenir la présence et à pérenniser l’esprit : son premier geste de « nanti » n’est-il pas la rénovation, à sa charge, du foyer des vétérans de Corée calciné par les flammes ?

Une méditation terminale sur l’autodestruction d’une époque

L’intelligence aiguë du cinéaste consiste dans l’éviction du film à thèse et le choix d’une narration à hauteur d’homme. L’itinéraire personnel d’Earl Stone est jalonné de mécomptes et d’avanies, qui participent tout autant de sa désorientation que de sa conversion finale. Comme un parcours initiatique, son compagnonnage avec la pègre, est l’occasion de comprendre les vraies richesses de l’existence. Symboliquement, le virage à 180° qu’il effectue sur la highway pour se rendre au chevet de sa femme mourante, rupture radicale avec une vie placée sous l’égide du devoir, constitue le consentement tardif, mais bien réel, à l’autre, envisagé comme une fin en soi, ultime enseignement de cette œuvre testamentaire.

Cette notion de « film testamentaire » est toujours délicate à manier, surtout lorsqu’il s’agit d’un cinéaste comme Clint Eastwood, toujours en avance d’un projet, mais force est de reconnaître que La Mule apparaît comme une méditation terminale sur l’autodestruction d’une époque, la transmission du relais, le passage du temps (et son inscription dans le corps du comédien et metteur en scène) et surtout la place de patriarche dans le cinéma hollywoodien du XXIe siècle. Il est ainsi stimulant d’envisager le film sous l’angle d’une autocritique d’Eastwood, mari et père de famille sans doute défaillant, comptable de ses échecs comme de ses triomphes, illustrant sa relation lucide avec le monde d’aujourd’hui, à l’image d’un personnage réconcilié avec ses proches, en accord avec lui-même (fût-ce dans un cadre carcéral) et sereinement délesté de ses illusions. 

SÉVÉRAC

La Mule, film américain de et avec Clint Eastwood (sortie le 23 janvier 2019)

Crédit photos : DR
[cc] Breizh-info.com, 2019, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine

Cet article vous a plu, intrigué, ou révolté ?

PARTAGEZ L'ARTICLE POUR SOUTENIR BREIZH INFO

Les commentaires sont fermés.

Soutenez Breizh-info

Publicité

LES DERNIERS ARTICLES

Méditteranée

E brezhoneg, Immigration, Justice, Local, Société, ST-NAZAIRE

Sant-Nazer : Ar maer David Samzun a adlavar e souten SOS Méditerranée

Environnement

« La Grande Mystification: Écologie : une imposture qui ne dit pas son nom ». Par Jean de Kervasdoué

A La Une, NANTES, RENNES

Rennes et Nantes : au cœur de l’explosion du trafic de drogue, riverains et policiers à bout de souffle

Economie

Le prix de l’or atteint un sommet historique du fait de l’instabilité mondiale

Culture, Culture & Patrimoine, Patrimoine

« Sein en chansons » : un projet pour préserver le patrimoine musical de l’île de Sein primé par l’UNESCO

ARTICLES EN LIEN OU SIMILAIRES

Culture, Culture & Patrimoine

Les Barbares. Le film antibreton et promigrants est un lourd échec commercial

Découvrir l'article

A La Une, Culture, Culture & Patrimoine

« Quand te reverrais-je, pays merveilleux ? ». Le bronzé Michel Blanc est décédé à l’âge de 72 ans

Découvrir l'article

Culture, Culture & Patrimoine

Connaissez vous l’excellente série Sherlock (2010) ?

Découvrir l'article

Culture, Culture & Patrimoine, DINARD

Dinard. Le festival du film Britannique et Irlandais 2024 dévoile son programme et son contenu – Notre sélection

Découvrir l'article

Culture, Culture & Patrimoine

À l’ancienne, Tatami, La Partition, Mi Bestia, A son image : la sélection cinéma hebdo

Découvrir l'article

BREST, Ensauvagement, Justice, MORLAIX

Ensauvagement en Bretagne. Morlaix, nouvel « Eldorado » des cambrioleurs ?

Découvrir l'article

A La Une, Culture, Culture & Patrimoine

Alain Delon : mort d’un samouraï

Découvrir l'article

Culture, Culture & Patrimoine

MaXXXine, Garfield : Héros malgré lui, Largo Winch : Le prix de l’argent, Highway 65, Full River Red : la sélection cinéma hebdomadaire

Découvrir l'article

Culture, Culture & Patrimoine

Horizon : Une saga américaine, chapitre 1. Du très bon Kevin Costner de retour derrière la caméra

Découvrir l'article

Culture, Culture & Patrimoine

Monolith, Goodbye Monster, Gondola, Mon parfait inconnu, Deadpool & Wolverine : les sorties cinéma cette semaine

Découvrir l'article

PARTICIPEZ AU COMBAT POUR LA RÉINFORMATION !

Faites un don et soutenez la diversité journalistique.

S'abonner

* indicates required

BREIZH-INFO vous envoie des informations d'actualités de façon quotidienne, et peut, le cas échéant, vous solliciter afin de recueillir des dons pour soutenir la presse alternative. En aucun cas nous n'utiliserons vos données pour d'autres fins.

Vous pouvez à tout moment changer d'avis en cliquant sur le lien Se désinscrire, ou en nous contactant à [email protected]. Pour plus d'informations sur nos pratiques de confidentialité, veuillez visiter notre site web. En cliquant ci-dessous, vous acceptez que nous puissions traiter vos informations conformément à ces termes.

We use Mailchimp as our marketing platform. By clicking below to subscribe, you acknowledge that your information will be transferred to Mailchimp for processing. Learn more about Mailchimp's privacy practices.

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur Breizh Info. Si vous continuez à utiliser le site, nous supposerons que vous êtes d'accord.

Clicky