Grand débat, grand déballage ou grand déballonnage ?

« Je veux […] que nous abordions la question de l’immigration » : le 10 décembre dernier, plus de 23 millions de téléspectateurs, un score d’audience colossal, ont entendu en direct cette déclaration d’Emmanuel Macron à propos du « grand débat » qu’il s’apprête à lancer (1). En 48 heures, Édouard Philippe, ses ministres et sa majorité ont shunté la « question de l’immigration ». Emmanuel Macron s’est incliné.

Chose extraordinaire, si la question a été évacuée d’un débat annoncé comme capital, ce n’est pas parce qu’il n’y a rien à dire de l’immigration mais au contraire parce que, chacun le pressent, les Français ont beaucoup à en dire ! Alors, qui pourrait s’étonner de leur scepticisme envers un débat où il ne pourront s’exprimer qu’à condition de taire une partie de ce qu’ils ont sur le cœur ?

Depuis le 10 décembre, Emmanuel Macron et son gouvernement ont fait de leur mieux pour focaliser l’opinion sur les questions d’argent. Plus de 10 milliards d’euros ont été déversés en vrac sur les smicards, les retraités, les policiers et quelques autres catégories, au mépris des principes budgétaires et des traités européens. Dont il se prétendait pourtant le garant. D’autres mesures pourraient intervenir dans les prochains jours (le débat commence officiellement le 15 janvier) pour tenter de flécher le débat dans le sens souhaité.

Un sondage qui fait craindre le pire

Avec quel succès ? Le Figaro vient de publier les résultats d’un sondage réalisé pour lui et France info par Odoxa Dentsu Consulting. Si 81 % des Français ont entendu parler du grand débat national, ils sont aussi 80 % à dire qu’il ne permettra pas d’aborder tous les sujets ! Et principalement pour une raison : 77 % des personnes interrogées pensent que la consultation ne sera pas menée de façon indépendante du pouvoir.

Moins d’un tiers des Français (32 %) envisagent de participer à la concertation, révèle aussi le sondage d’Odoxa Dentsu Consulting. Et les plus motivés sont, de très loin (53 %), les proches de France insoumise. On le voit d’ailleurs dans les premiers « cahiers de doléances » mis en place ici et là par des municipalités : les thèmes de la haine de classe y semblent fréquents. Bien rodée à l’exploitation de tous les micros tendus, France insoumise ne va pas manquer l’occasion.

La consultation voulue par Emmanuel Macron se présente donc sous les plus mauvais auspices : organisation chaotique, crédibilité faible, messages extrémistes. « Il faut sauver le grand débat », écrit Véronique Reille Soult, directrice générale de Dentsu Consulting, dans son analyse des résultats du sondage. « Beaucoup pensent qu’il faut que le gouvernement rectifie la situation », assure-t-elle. Mais que peut faire le gouvernement ? Il sait bien qu’à ce niveau de scepticisme général, la confiance ne peut être rétablie à court terme. Au contraire : puisque l’opinion est persuadée qu’il manipulera le débat, tout ce qu’il pourra faire désormais risque d’être interprété comme un stratagème.

Qui portera le chapeau ?

Chantal Jouanno a finalement refusé de piloter la consultation. Parce qu’une polémique était née à propos de son niveau de salaire à la tête de la Commission nationale du débat public, (14 700 euros bruts par mois), a-t-elle dit. Mais si elle avait vraiment voulu éteindre la polémique, c’est de la Commission qu’elle aurait dû démissionner. Ce qu’elle a exclu. Très probablement, elle préfère ne pas incarner le grand débat. Histoire peut-être de préserver une image d’indépendance. À 49 ans, il est trop tôt pour ruiner ses perspectives de carrière politique (même si en 2017 elle a annoncé se retirer de la vie politique). Ou peut-être même histoire de ne pas servir de « fusible » si le grand débat tourne à la catastrophe.

Emmanuel Macron a été banquier. Il a pu apprendre chez Rothschild & Cie qu’il ne faut pas s’entêter dans un mauvais placement. Mieux vaut « prendre sa perte » et aller voir ailleurs. Il n’est pas impossible qu’il ait déjà passé son débat par pertes et profits et qu’il prépare le coup d’après. En laissant le gouvernement, les « marcheurs » (du temps de De Gaulle, on disait « godillots ») et la Commission nationale du débat public amuser la galerie.

Édouard Philippe, lui, a été boxeur. Il sait qu’après le coup de gong, il est trop tard pour prendre la tangente. Désormais en première ligne, il assume, non sans panache. Après tout, il lui reste une petite chance de l’emporter aux points. Ou de se faire oublier, si le débat tourne en eau de boudin. Mais s’il finit vraiment K.O. il faudra un nouveau premier ministre.

E.F.

(1) voir vidéo sur https://www.youtube.com/watch?v=tivy3pO1SQ8 à partir de 1:25.

Crédit photo : DR
[cc] Breizh-info.com, 2019, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine

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