Une photographie (reproduite ci-dessus) fait actuellement le tour de l’Internet de langue roumaine (par exemple ici, sous la plume acérée du blogueur très bien informé Bogdan Tiberiu Iacob). On y voit le président Klaus Johannis, sur la tribune des festivités du centenaire du rattachement de la Transylvanie, entouré de « ses hommes », à savoir : quelques leaders de son parti (le PNL), mais surtout beaucoup, même énormément de membres (pour la plupart généraux, reconnaissables à leur casquette à bande jaune) du Service Roumain d’Information. Un comble pour un service dit « secret », lors d’une commémoration de victoires militaires : le SRI est « l’arme » la mieux représentée (et de loin !) sur la photographie.
Au cours de cette mémorable année du centenaire, Johannis a d’ailleurs ajouté des dizaines de nouveaux généraux à l’effectif déjà pléthorique du haut État-major roumain – dont 6 généraux du SRI, d’une seule salve. Les retraites spéciales dont jouissent lesdits généraux, d’un montant absolument indécent dans cet État le plus pauvre de l’UE, font d’ailleurs jaser, rappelant à s’y méprendre le statut des apparatchiks dans les régimes de type soviétique.
Un « état policier de facture sud-américaine »
Lorsque, dans l’interview accordé à ce site suite à mon expulsion de Roumanie, j’avais parlé de la transformation de ce pays en « état policier de facture sud-américaine », certains lecteurs ont pu croire que j’exagérais, laissant s’exprimer une rancœur personnelle à l’encontre de certains fonctionnaires indélicats, responsables de la situation dans laquelle je me trouve actuellement. Pourtant, d’une part, ces propos ne faisaient que confirmer d’autres constats, bien antérieurs à mon expulsion (et qui ont pu la provoquer) ; d’autre part, cette photographie prouve que le constat n’a rien d’exagéré. Non seulement les services « secrets » roumains sont les plus nombreux et les plus chers d’Europe (à en croire leur budget officiel – d’ailleurs en hausse cette année !), mais ils sont aussi … les moins secrets. Révélons donc un secret de Polichinelle : dans ce désert industriel qu’est la Roumanie actuelle, il n’y a rien à espionner.
Les seuls objectifs militaires sérieux sont des bases américaines directement gérées par les Américains, que les services roumains ne contrôlent pas et auxquelles eux-mêmes n’ont probablement qu’un accès limité. Les structures – surnuméraires et hors de prix – qu’il est d’usage d’appeler « services secrets » sont donc en réalité une police politique, dont la méthodologie glisse de plus en plus du soft power post-moderne (de la manipulation discrète) vers l’intimidation « à l’ancienne ». La visibilité du SRI sur cette « photo de famille » est donc très certainement voulue, et adresse un message clair à la classe politique et à la population de cet État du Tiers-Monde curieusement intégré à l’UE : « quelles que soient les transformations par lesquelles devra passer la Roumanie pour s’adapter au nouveau contexte géostratégique, elles ne se feront pas sans nous ! ».
Les liens étroits de Klaus Johannis avec le SRI m’avaient été révélés, peu de temps après son élection, par un homme politique roumain proche de son parti (dont je ne peux naturellement pas révéler l’identité sans le mettre en danger), au cours d’une promenade dans un parc. Sachant que, sous Ceaușescu, la minorité allemande dont Johannis est issu était passée de 600.000 à 60.000 membres en l’espace d’une décennie, on devinait de toute façon aisément que ce professeur de physique, qui était non seulement resté au pays, mais avait même eu accès à l’université sous le communisme (en dépit des accointances de sa famille avant 1945 avec des organisations proches du NSDAP) ne pouvait pas « être en très mauvais termes » avec le régime d’avant 1989. A l’époque, cet aveu m’avait presque surpris, tant le vernis de « modernité européenne et multiculturelle » du « maire-prodige de Sibiu » restait alors brillant. Les Hongrois de Transylvanie (dont je suis proche dans la vie privée) avaient d’ailleurs majoritairement cédé à cette illusion, votant pour un président qui, une fois élu, allait très rapidement porter la magyarophobie d’État à des niveaux ignorés depuis le début de la « transition démocratique ». Quant aux libéraux roumains – et notamment aux partisans sincères du mouvement #rezist – ils ne sont toujours pas revenus du mirage Johannis, et s’enorgueillissent même de parfois voir à la tête de leurs manifestations « anticommunistes » un homme-lige des héritiers directs de la Securitate de Stat de Nicolae Ceaușescu ! Cette photographie aura-t-elle le pouvoir de leur ouvrir les yeux ? Même cela n’est pas certain : il n’est de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir.
La commissaire européenne Corina Crețu, amie personnelle de G. Soros
Ajoutons que, dans leur contrôle du « champ tactique » de la politique roumaine, ces « services » (qui ne servent qu’eux-mêmes), littéralement propriétaires du « libéralisme roumain de droite », n’ont pas oublié d’investir aussi le libéralisme de gauche : sur une autre photographie (moins commentée) du même événement, on aperçoit, à faible distance de Johannis, la seule personnalité membre du PSD qui semble avoir été tolérée sur cette tribune hautement euro-atlantique : la commissaire européenne Corina Crețu, amie personnelle de G. Soros, qui maintient une porosité de « l’aile gauche » du PSD vers « l’aile gauche » du mouvement #rezist. Cette présence apparemment incongrue aide à se faire une idée assez précise de la Roumanie qu’enfanterait un retour au pouvoir de l’ancien premier-ministre (et contre-candidat malheureux de Johannis aux dernières présidentielles) Victor Ponta, dont le mouvement Pro România en cours de constitution se veut un « PSD non-corrompu et pro-européen » – voire une arrivée au pouvoir de Corina Crețu elle-même, dont certains chuchotent qu’elle pourrait être le candidat de Pro România aux présidentielles : autre masque, même système.
Il est vrai que le SRI aurait alors peut-être à partager un peu plus le gâteau « national » avec son confrère le SIE (Service d’Information Externe), dont Victor Ponta est notoirement proche. Dans ce scénario à l’ukrainienne, il est clair que le SRI « coache » en premier lieu les nationalistes chauvins (à nostalgies mal dissimulées envers la Garde de Fer) qui pullulent autour de Johannis, tandis que le SIE « tient la main » de l’aile macronienne/LGBT du mondialisme roumain : l’art du casting.
Dans cette perspective, le fait que Corina Crețu fasse encore partie du Parti Social-Démocrate de Liviu Dragnea est un assez mauvais signe pour ce dernier, ou tout du moins pour l’électorat patriote du PSD, étant donné ce qu’il révèle probablement : que l’État profond pense encore (peut-être à raison) être en mesure de « discipliner » la coalition au pouvoir, de façon à s’épargner une alternance chaotique (l’opposition étant extrêmement fragmentée) ou une « solution chilienne » (à laquelle on peut néanmoins gager que Johannis et ses hommes à casquette jaune – ou inversement : les vrais maîtres de la Roumanie et leur porte-valise saxon – sont déjà prêts).
L’État profond est en mesure d’affaiblir la coalition au pouvoir
L’État profond est, en tout état de cause, au moins en mesure d’affaiblir la coalition au pouvoir : la défection de quatre parlementaires PSD (passés au mouvement Pro România) vient justement de lui faire perdre la majorité absolue dont elle jouissait jusqu’ici au parlement. Liviu Dragnea va donc avoir cruellement besoin des voix du parti de la minorité hongroise (UDMR), qui soutenait déjà depuis des mois la coalition, mais hors-gouvernement, sur une position de critique constructive. Or l’UDMR, pour accepter de s’impliquer plus avant dans le gouvernement, devra – sous peine de défection de sa base, travaillée au corps par la presse pro-occidentale hongroise de Transylvanie – démontrer à son électorat que cette « honteuse » collaboration avec les « post-communistes » de Liviu Dragnea se justifie, c’est-à-dire que l’UDMR devra exhiber les « gains ethniques » concrets au prix desquels ladite collaboration aura été négociée.
La liste de ces revendication vient d’ailleurs justement d’être rendue publique, et paradoxalement, ce sont justement les événements de 1918, actuellement commémorés par tout ce que la Roumanie compte de plus chauvin, qui l’ont fournie : après presque 30 ans de tergiversations, l’UDMR réclame enfin pour la minorité hongroise le statut d’autonomie qui lui a été promis par la déclaration d’Alba Iulia, en compensation de son transfert sous une autorité étatique non-hongroise – promesse roumaine restée depuis lors lettre morte. La satisfaction de ces revendications ne ferait, bien entendu, rien perdre à la Roumanie en tant qu’État, mais elle exposera Liviu Dragnea au reproche de « trahison nationale » de la part de la frange chauvine de son électorat – une frange particulièrement sensible au discours magyarophobe des infiltrés du SRI, qui pullulent dans la presse et la blogosphère roumaines nationalistes.
Dragnea misera-t-il sur Visegrád, ou sur une soumissionà l’État profond sous contrôle mondialiste ?
Certes, à en juger par les résultats du « ballon d’essai » lancé aux dernières législatives sous le nom de Parti de la Roumanie Unie, cette frange, bien que très active sur les réseaux sociaux, ne pèserait en réalité guère plus de 3% des votants – ce qui pourrait bien aussi être le poids de l’aile sécessionniste « de gauche » (libérale) que Corina Crețu pourrait, le moment venu, emporter avec elle dans les bras de Victor Ponta (ou l’inverse) : une dizaine de parlementaires en tout, ce qui, même si une partie des 19 parlementaires ALDE devait suivre le mouvement, produira a priori un total de pertes inférieur à l’apport potentiel (18 parlementaires) de l’UDMR. Fin stratège, Liviu Dragnea le sait, et se pose donc probablement plutôt la question suivante : dans quelle mesure peut-il se permettre de « placer la vie de son gouvernement » (et donc sa propre liberté, menacée par les menées du Parquet Anti-corruption) dans les mains de l’UDMR ? Pesée délicate, dans laquelle intervient, d’un côté, la bonne discipline de parti que semble avoir réussi à imposer le jeune et talentueux Hunor Kelemen à la tête de l’UDMR – mais aussi, dans l’autre plateau de la balance, la haine atavique et irraisonnée que vouent au PSD une bonne partie des élites hongroises de Transylvanie, pas forcément représentatives des sentiments de la base, mais suffisamment bruyantes pour jeter le trouble.
Dragnea misera-t-il sur Visegrád, ou sur une soumission (nécessairement suicidaire) à l’État profond sous contrôle mondialiste ? Hic Rhodus, Livie, hic salta !
Photo : InPolitics.ro
Raoul Weiss.
Source : Visegrad Post