Contempt of Parliament ! Mardi 4 décembre, prétextant pour la première fois de leur histoire ce thème so british d’un outrageant irrespect des privilèges parlementaires, les députés britanniques ont sanctionné Theresa May, Premier ministre de Sa Majesté.
Elle avait refusé de laisser publier des documents juridiques relatifs au Brexit. Les leaders des différents partis en ont profité pour compter leurs troupes. Mrs May a-t-elle encore une majorité ? Ils ont répondu non par 311 voix pour la qualification d’« outrage »(Contempt) et 293 contre cette qualification. Il a manqué à Mrs May 22 suffrages conservateurs, qui se sont joints à ceux des travaillistes, unionistes nord-irlandais, indépendantistes écossais, nationalistes gallois, écologistes et autres anonymes sans étiquette. Voilà qui augure mal, la semaine prochaine, du résultat du vote des Communes relatif à l’approbation ou au refus de l’accord de divorce signé le 25 novembre dernier par vingt-sept chefs d’États de l’Union Européenne (UE).
Brexit, ou not Brexit ?
La semaine avait mal commencé pour Mrs May. Dès lundi, une pétition de plus d’1 million de signatures en faveur d’un nouveau référendum consultatif concernant le Brexit avait atterri sur sa table de travail, au 10, Downing Street. Entre les indépendantistes de tout poil, les europhiles qui ne se décident pas à larguer les amarres, et les europhobes qui dénoncent un processus à leur avis trop lent et trop mal négocié, la politique de Mrs May est bloquée dans un étau d’oppositions contradictoires. Partira, partira pas ? Second référendum, ou pas ? Brexit, ou not Brexit ? Toutes les hypothèses circulent, qui dépendent les unes des autres et rendent les bookmakers londoniens à la fois nerveux et dubitatifs : nul ne sait plus sur quoi parier.
L’incertitude qui règne à Londres depuis deux ans a des répercussions remarquables. Et notamment – en dehors du cas particulier de la frontière irlandaise, remis aux calendes celtiques – à cause des dossiers non pris en compte dans les quelque 600 pages de l’actuel Traité négocié âprement. Les problèmes des zones de pêche n’ont pas été réglés, ni pour les chalutiers français ou anglais en Manche, ni pour les chalutiers anglais dans le Golfe de Gascogne. Il y a aussi l’épine du rocher de Gibraltar, possession du Royaume-Uni depuis 1704. Sa frontière avec l’Espagne (qui en revendique la souveraineté) ne mesure pas plus de 1,2 km, mais les Britanniques y tiennent comme aux joyaux de la Couronne depuis que la Royal Navy s’est engagée dans des conflits en Méditerranée (bataille navale d’Aboukir, 2 août 1798 ; Mers el-Kébir, 3 juillet 1940 ; etc.) et au Proche Orient.
Un système de santé en voie d’implosion aggravée
A cela s’ajoutent les désorganisation internes. Le système de santé, extrêmement fragile, est en voie d’implosion aggravée. Plus de 10 000 professionnels européens, médecins et infirmières, ont déjà quitté le Royaume-Uni depuis le référendum consultatif de 2016. Il y avait une dizaine d’urgentistes français au King’s Hospital de Londres ; ils ont presque tous pris le large, malgré les engagements de Theresa May pour arranger leur statut, promesse verbale sans suite contractuelle de la part d’une administration déboussolée. Dès lors, la désorganisation hospitalière encourage la fuite vers la France de ressortissants britanniques âgés : les opérations de hanche y sont plus rapides, mieux réalisées, et gratuites pour qui obtient la nationalité.
Conséquence continentale : la Nouvelle-Aquitaine, notamment en Dordogne et en Charente, a vu les demandes de naturalisation déposées par les résidents anglais multipliées par huit en 2017 et 2018, et les compteurs s’affolent depuis le mois d’octobre. D’après l’Insee, cette région accueille 26 % des quelque 200 000 sujets ‘français’ de Sa Majesté (300 000 selon les Affaires Étrangères), loin devant l’Occitanie (17%) et l’Île-de-France (13%). Lors des dernières consultations municipales, un village comme Aubeterre, à la limite de la Charente et de la Dordogne, comptait déjà 40 % d’électeurs britanniques. Ils souhaitent pour la plupart devenir Français. Et l’un des boulangers s’agace : « Ils ne s’adaptent pas à notre langue. Je désespère de leur faire comprendre que je ne vends pas du bread, mais du pain, nom de nom ! Et il ne faudrait tout de même pas qu’il s’en trouve un pour devenir maire ! »
Le cauchemar des transporteurs routiers
Plus décisif : les inquiétudes virent au cauchemar chez les transporteurs routiers qui passent par Douvres. Ce port voit transiter 20 % du total des échanges commerciaux britanniques avec le continent. Un ferry ordinaire débarque actuellement sa cargaison de camions en 45 minutes, avant de refaire le plein et de reprendre sa rotation trans-Manche. Un rétablissement, à partir du 30 mars 2019, des formalités de douane pour la totalité des véhicules (dont 2 % seulement sont actuellement contrôlés), entraînerait des retards fantastiques, évalués par une étude de l’Imperial College à quelque 30 km de bouchons par tranche de 2 minutes d’inspection douanière. Voilà qui concerne aussi les 16 000 camions transitant quotidiennement par le tunnel sous la Manche. Les installations de terminaux administratifs ne sont encore prévues, ni les personnels douaniers formés, et cette impréparation troublera gravement l’approvisionnement des stockages en « flux tendus » qui concernent quelque 10 % des entreprises britanniques, notamment pour l’automobile.
Les nourritures périssables sont aussi concernées, qui viennent de l’UE à hauteur de 30 % de la consommation totale. Une bonne part est livrée de nuit à Douvres avant d’être répartie dans le Royaume. Les délais de péremption sont par nature restreints, et les ménagères du Derbyshire risquent de manquer de laitues.
La liste des impréparations donne le vertige
Transactions financières, subventions agricoles, programme Erasmus, doses de banque du sperme importées du Danemark (3 000 annuelles, qui font des viking babies non contrôlés par la douane britannique), médicaments agréées par l’Union, validité réciproque des diplômes, notamment en médecine, en droit, en comptabilité, etc., la liste des impréparations donne le vertige. Jusqu’aux images qui défigurent les paquets de tabac, dont les droits de reproduction, pour l’heure, sont détenus par la Commission européenne, et pour la seule étendue de l’UE. Il faudra toutes les changer outre-Manche, et notamment cette allégorie subtilement bruxelloise, dont le signataire de ces lignes ne se lasse pas : où un cardiologue gaucher (il en existe) ranime un patient qui a le cœur à droite (c’est plus rare).
(Surtout pour qui a, selon Bruxelles, le cœur à droite. Voilà qui restreint les risques…)
Une leçon aux autres membres de l’UE qui souhaiteraient prendre le large
Même intégrée à l’Union, la Grande-Bretagne avait depuis 1975 un pied dehors, et elle y tenait. Elle peine maintenant à la quitter en exigeant de conserver un pied dedans. Personne au Parliament n’envie ni ne réclame la place de Mrs May, cible de tous les mécontentements internes. Nombre de députés, tant travaillistes que conservateurs, font néanmoins partie du million et quelques dizaines de milliers de signataires de la pétition en faveur d’un nouveau référendum. Mrs May n’en veut pas. C’est son problème et celui de ses concitoyens. Mais une leçon décisive est délivrée par elle aux autres membres de l’UE qui souhaiteraient prendre le large. Le carcan réglementaire et administratif de Bruxelles est redoutablement bien ficelé : pour vingt-sept nations diverses et bien vivantes, c’est une seule et même punition que d’entrer dans l’UE, ou d’en sortir. Ce que les Islandais, les Norvégiens et les Helvètes avaient d’avance bien compris : ils sont prudemment restés en dehors.
Jean-François Gautier
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