Il y a près de 20 ans, l’auteur François Morel publiait un ouvrage remarquable sur les trésors de la viticulture à travers le monde, intitulé Le livre des vins insolites. Une très belle recension de vins pourvus d’une insigne richesse culturelle, ayant su traverser les âges, en dépit de leur marginalisation progressive, imposée par la montée en puissance des grandes appellations hégémoniques du Bordelais et de la Bourgogne. François Morel qualifie ces vins d’insolites, au nom de leur personnalité quelque peu décalée et d’un particularisme incompatible avec les impératifs du commerce de grande diffusion.
Intéressante soit-elle, pour certains d’entre eux, cette dénomination ne va pas assez loin. Restituer une dimension patrimoniale et historique aux plus beaux joyaux de la vigne, demande à les rassembler sous l’appellation plus lyrique de « vins de civilisation ». Ce faisant, l’expression aide à prendre davantage la mesure de leur contribution exceptionnelle à la constitution d’une civilisation (essentiellement européenne) du vin, donnant lieu à des savoir-faire et des traditions œnologiques d’une valeur historique inestimable. Après avoir rappelé les particularités du vin de civilisation, la présentation de quelques exemples au travers des Eiswein, Marsala, Xérès et des vins de Santorin, viendra étayer la définition d’un ensemble spécifique de vins, forgé durant le long cours de l’histoire.
Au-delà du goût
En premier lieu, il est important de rappeler que cette catégorie transcende les contingences de goût si souvent mises en exergue, dès lors que l’on parle de vin. Certes leur intemporalité peut, pour certains exemples concernant les vins mutés de type Marsala, Fondillón, Xéres, leur faire revêtir un caractère désuet, voire démodé au regard des tendances actuelles. Pour autant, il serait bien inconvenant de juger de tels vins sous l’angle de la seule perception gustative. Car à la vérité, que vaut la petite opinion d’un dégustateur, expert soit-il, face à plusieurs siècles de tradition et de culture vitivinicole ?
Pas grand-chose ! La confrontation du dégustateur avec ce type de vin rend son opinion de goût hors de propos, comme une visite dans un musée invite à la contemplation plutôt qu’à opiner sur des convenances de goût des plus malséantes. En face de ces monuments de l’histoire vinicole, l’incongruité de tenir un avis personnel ayant trait au « j’aime ou j’aime pas », reviendrait à tenir cas des critiques esthétiques d’un étudiant en beaux-arts sur une vierge à l’enfant peinte par Mantegna.
Non pas que ces vins soient parfaits en terme de goût, mais la complexité et l’antériorité de leur savoir-faire inclinent à une certaine déférence qui ne peut les rabaisser à leur simple perception organoleptique. Au fond, et là réside sa principale qualité, un vin de civilisation possède la vertu de ramener le dégustateur à l’essence d’une constitution du vin qui est extérieure au verre dans lequel il se savoure, car ses fondements sont présents avant tout dans son histoire et sa culture et dans la symbolique de son paysage. Dès lors, sa compréhension impose au dégustateur une distanciation vis-à-vis du verre, qui le contraint à opérer un retour à ses véritables spécificités : le mode de conduite de la vigne ou le processus d’élevage dont il a fait l’objet, à la tradition vitivinicole dont il découle, la culture à laquelle il se rattache, autant d’éléments étrangers à cette satanée analyse sensorielle fondamentalement limitative pour appréhender ce type de vin.
Le vin de civilisation : la défense d’un savoir-faire exceptionnel par une maison d’exception
Derrière cette famille de vins, se cache souvent la perpétuation d’un savoir-faire œnologique à nul autre pareil, qui s’est perfectionné au fil des temps pour donner corps à des créations d’une impitoyable exigence.
Eiswein
Cette excellence peut se rattacher à un mode de cueillette particulièrement rigoureux comme le sont les vendanges minutieuses et nocturnes caractéristiques des eiswein (vins de glace) de la Moselle et de la Nahe. Associé au nom d’Armin Diel, d’Egon Muller ou de Johann Josef Prüm, l’eiswein acquiert une concentration de fruit et de sucre, rendue imperceptible par l’acidité électrique propre au raisin passerillé (desséché sur souche) puis cristallisé dans la glace. Par-dessus tout, ces vins se lient aux pentes vertigineuses de la Moselle et suggèrent dans leur dégustation l’image du château de Landshut, perché sur son éperon majestueux commandant le passage d’un méandre .L’image très célèbre, revêt pour la civilisation européenne du vin, la même empreinte allégorique que la vision des rizières en damier de Bali, détient en symbolique sur la civilisation asiatique du riz.
Marsala
L’expertise se réfère également à une science de l’élevage capable de modeler des profils aromatiques incomparables. Sur ce point, rien de surprenant à retrouver les noms des grands vins mutés ( porto, madère, marsala , xérès, vin jaune ) en lien avec des élevages d’une rare complexité et d’une grande diversité .À la réserve toutefois qu’ils soient placés sous l’ombrelle d’un des plus éminents représentants, car ces vins fortifiés trouvent leur expression la plus aboutie uniquement à travers le pointillisme d’une maison ou d’un vigneron d’exception. Quand on parle de vin de civilisation pour le marsala : il n’est évidemment pas fait référence à la déprimante dégénérescence des marsalas de cuisine (à l’uovo ou à la mandorla), bons à terminer leur vie dans une sauce pour escalope de veau ou un tiramisu. Il est question des plus belles créations de la maison Florio, Pellegrino et surtout De Bartoli, qui dans leur élan d’authenticité, défendent l’esprit d’origine du vrai marsala: le vergine non édulcoré au sifone (moût concentré qui sucre artificiellement le marsala) et non viné arbitrairement à 18 degrés pour répondre à la nouvelle réglementation.
Xérès
Comme pour le Marsala, le xérès met en jeu un système savant d’élevage fractionné qui se renouvelle indéfiniment par le mariage de la vivacité des vins jeunes avec de plus âgés. Le vieillissement en solera, déjà d’une grande complexité, se montre encore plus délicat lorsque le vin est en contact avec un voile de levure nommé flor. La personnalité oxydative capable d’émerger de cette rencontre entre la flor et le xérès ne pourra être pleinement intelligible aux yeux du dégustateur qu’ à la condition de s’être informé sur les incidences induites par une telle méthode d’élevage sur la personnalité finale du vin.
Mais le problème repose encore et toujours sur un visage dominant du xérès, qui se révèle en grande partie sous les traits des doucereux cream-sherry, alors que les plus beaux fleurons de type fino , amontillado, Palo cortado demeurent en comparaison, bien trop confidentiels. Les xérès sont produits par de puissantes maisons de négoce entrées dans le giron de grand alcooliers ( Pernod-ricard, Seagram) .Si leurs immenses bodegas présentes à Jerez de la Frontera ou à Sanlùcar de Barrameda (pour les manzanillas) constituent à elles seules, un patrimoine architectural exceptionnel, seules les cuvées les plus élitistes peuvent être considérées comme des vins de civilisation et non leur production de grande diffusion.
Santorin
L’âge et la rareté du matériel végétal sont susceptibles de constituer des critères de poids pour élever un vin au rang de vin de civilisation. Au Portugal, les 2.5 hectares de vignes pré-phylloxériques (touriga nacional et sousao) à l’origine d’un des plus prestigieux portos, le Nacional, produit par la maison Quinta do Noval, en fournit une vibrante illustration.
L’île de Santorin, en Grèce, et son sol recouvert de pierres ponces a permis de préserver des vignes centenaires des dévastations du puceron, bien incapable de se constituer des terriers dans un environnement aussi hostile. De fait, un nombre important de vieux ceps centenaires entretenus par une conduite originale en corbeille (kouloura) se sont régénérés par la technique du marcottage, en sauvegardant une lignée pluri-centenaire. Les plants prennent ainsi la forme de buissons autour desquels s’enroulent les rameaux, de sorte qu’ils s’adaptent à merveille aux rudes conditions bioclimatiques (vent et sécheresse) de Santorin. Bien évidemment, à moins de 20hl/ hectare, le jus tiré de ses vieux ceps pré-phylloxériques se montre ridiculement dérisoire mais redoutablement concentré. Le domaine d’Haridimos Hatzidakis extrait de ses vignes antédiluviennes un Santorini (blanc sec) d’une classe exceptionnelle, issu exclusivement de l’assyrtiko. Sa minéralité déroutante évoque une curieuse sensation de pierre mouillée qui s’adosse aux arômes acérés de lime, le tout se mêlant dans un ensemble de haute densité.
Une incarnation des plus belles créations vineuses de la civilisation européenne du vin
Eiswein, marsala, xérès, santorin, quelques exemples parmi tant d’autres, une liste bien parcellaire dans laquelle pourrait figurer le Tokaj, l’amarone et le recioto, le vin jaune, le commandaria de Chypre… Ces vins sèment le trouble car en dépit de leur grandeur perdue, subsiste à travers eux une incarnation des plus belles créations vineuses de la civilisation européenne du vin. Et puis, à une époque où l’achat d’un vin reste soumis aux avis des experts de la dégustation, leur victoire ne réside- t-elle pas dans cette émouvante capacité à imposer leur dignité historique et identitaire face à la grille d’analyse organoleptique communément appliquée aux vins ?
Raphno
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Crédit photos : DR
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