Ce mardi, le mouvement des Gilets jaunes continuait encore en France et en Bretagne malgré le dégagement de plusieurs dépôts pétroliers bloqués depuis plusieurs jours (Vern en Ille-et-Vilaine, Lespinasse en Haute-Garonne, Fos-sur-Mer près de Marseille, Saint-Jean-de-Braye près d’Orléans…) par les forces de l’ordre. Pour une fois, la Corse, habituellement à l’écart des mouvements sociaux métropolitains, est dedans : le dépôt pétrolier de Marana est toujours bloqué. Est venu le moment de dégager plusieurs enseignements du mouvement des Gilets jaunes.
En Loire-Atlantique, des blocages sont maintenus à Herbignac, Saint-Nazaire – de part et d’autre du pont, Montoir-Cadréan, à Méan près de la zone industrielle (Saint-Nazaire), Nantes porte d’Armor, à la SCA Ouest à Saint-Etienne de Montluc… les centres commerciaux d’Atlantis et de Rezé Océane sont aussi bloqués. Plusieurs dépôts pétroliers sont toujours bloqués aussi, notamment à Lorient (56).
#GiletsJaunes #LoireAtlantique sur le pont de #SaintNazaire, #Rezé océane, porte d’Armor à #Nantes et sca ouest st Étienne de montluc
— infoslevant (@Infos_MENA) 20 novembre 2018
C’est la France qui travaille. Dans les rangs des Gilets jaunes, il y a des ouvriers du BTP et des usines, des employés, des retraités issus souvent du bâtiment ou de l’industrie, des horticulteurs, des jeunes (et moins jeunes) intérimaires… des gens ont posé des jours de congé pour assister au mouvement, d’autres y viennent avant l’embauche et après le travail.
Pas de faiseurs de trouble habituels. Du coup, il n’y a pas de faiseurs de troubles habituels : une quinzaine de zadistes ont fait une brève incursion samedi pour manger les saucisses du point de blocage porte d’Armor, mais ne sont pas restés – les points de blocage sont loin des centres-villes, il n’y a rien à casser et il fait froid. Des jeunes délinquants des Dervallières s’y sont faits remarquer à 7h du matin et 22 h le samedi pour jeter des projectiles sur les gens et les véhicules, mais ont été promptement dégagés. Force est de constater que comme pour les Bonnets rouges, la plupart des Gilets jaunes sont blancs. Et pacifiques. Les policiers, quand ils ne gazent pas et ne tabassent pas les manifestants, sont accueillis avec calme et applaudis quand ils s’en vont.
Les syndicats ne servent plus à rien. Samedi 17, les Gilets jaunes ont mobilisé au moins le double de ce qui a été annoncé par le gouvernement (282.710 personnes sur 2000 points de rassemblement), des chiffres qui ont d’ailleurs été contestés. A en juger par les marées humaines en province et les importants points de blocage – 800 à Pontchâteau, 500 à Guérande, 150 porte d’Armor à Nantes le matin alors qu’au même moment la Préfecture annonçait 1400 Gilets jaunes dans le département sur quinze points de rassemblement, les chiffres officiels ne tiennent pas la route. Les Gilets jaunes ont rassemblé au moins deux fois plus qu’une mobilisation syndicale classique, en l’absence de toute organisation ou de tout appel syndical – et ont fait eux-mêmes la convergence des luttes dont rêvent depuis des décennies les militants syndicaux. D’ailleurs, le trucage des chiffres a déjà été utilisé à maintes reprises par le gouvernement, par exemple les socialistes pour diviser par trois les chiffres de la Manif pour Tous en 2013.
Comme les syndicats ne servent à rien, ils gênent. Bien que routiers, marins, ambulanciers et agriculteurs aient les mêmes raisons que les Gilets jaunes pour critiquer Macron – eux aussi subissent taxes, paperasseries, impôts et coûts du carburant, leurs syndicats freinent des quatre fers pour les empêcher de rejoindre le mouvement populaire. Sûr qu’avec des tracteurs et des camions, les blocages seraient autrement plus solides et durables, la pression politique plus forte. Mais les chefs des syndicats ont besoin de l’argent de l’État et du patronat pour rénover leurs appartements aux frais des adhérents (Thierry Le Paon, CGT) ou se payer des salaires de 4200 à 5000 € par mois (FO).
Cependant la chape de plomb syndicale commence à craquer : par endroits, les agriculteurs ont rejoint les Gilets jaunes, renforçant leur mouvement. On peut citer notamment Bayeux (Calvados) où les pêcheurs de Port-en-Bessin y sont aussi, Vesoul, Forcalquier, les Deux-Sèvres, Bergerac, Limoges… Des routiers commencent à rejoindre timidement le mouvement à Rouen et Clermont-Ferrand, des pêcheurs plus franchement à Dunkerque, Dieppe, Binic et Saint-Quay-Portrieux, du Gard aux Pyrénées Orientales…
Des médias nationaux en chien de gardes. La vidéo de la présentatrice de France 3 Gironde coupée en plein direct alors qu’elle explique les provocations des forces de l’ordre envers les Gilets jaunes a fait le tour de la France. Les arguments de France Info comme quoi il s’agissait de gérer le temps alloué au duplex semblent peu convaincants et ne convainquent pas.
Les Gilets jaunes reprochent aussi le matraquage médiatique sur les blessés – souvent faits par des automobilistes qui ont forcé les barrages – et la culpabilisation entretenue au sujet de la manifestante tuée par un chauffard en Savoie. Alors que lorsqu’un émeutier violent est tué ou blessé, les médias s’abattent sur celui qui l’a tué – surtout si c’est un policier – et justifient ensuite l’émeute ou les violences. Comme à Nantes avec Aboubakar Fofana le 3 juillet dernier. Enfin, le mépris de certains journalistes issus de l’hyperclasse métropolitaine – de Xavier Gorce au Monde à Jean Quatremer – ne passe pas.
Leçons de chose : Quand un responsable politique insoumis calomnié traite « d’abrutis » deux journalistes malveillants, les notables de la corporation crient au totalitarisme. Mais quand un grand quotidien insulte tous les #GiletsJaunes , les mêmes s’en amusent. #meprisdeclasse pic.twitter.com/63dSGgoxsa
— Alexis Corbière (@alexiscorbiere) 18 novembre 2018
Des hommes et femmes politiques largués. Les Gilets Jaunes critiquent Macron, mais pas seulement. Ils ne voulaient pas de récupération politique, et à part quelques rares maires qui les ont soutenus, à Ovillers-la-Boiselle ou à Béziers, les politiques se font discrets. Et sont pour l’essentiel en-dehors d’un mouvement qu’ils ne contrôlent pas et dont ils se méfient, rejetés avec les élites qui profitent de la mondialisation.
La révolte des exclus et de la France périphérique. Car au-delà de la question des carburants, c’est la révolte de la France qui ne peut pas se passer de voiture – faute de services publics, mais aussi à cause de l’éloignement du boulot, de l’école ou du magasin, et qui s’en sort de moins en moins bien. Une France sur laquelle pèse la hausse du coût de la vie, la hausse des impôts, de l’alcool, des cigarettes… et qui ne peut plus encaisser en plus 800 à 1200 € de carburant en plus. Une France qui bénéficie peu des aides sociales, qui perd tandis que les élites gagnent. Robert Ménard, à Béziers, résume dans nos colonnes : « C’est la révolte des oubliés, des laissés pour compte. Un gars m’a dit ce matin « je suis de ceux qui bossent, j’ai envie qu’on ne m’emmerde plus ». Tout est dit ».
Des Gilets jaunes qui critiquent la gabegie et l’écologie punitive. Plus que la question des carburants, les Gilets jaunes dénoncent l’hypocrisie : pour France Nature environnement, un cargo comme ceux qui transitent quotidiennement dans le rail d’Ouessant pollue autant que 50 millions de voitures – soit plus que les 39 millions de véhicules qui constituent le parc automobile français. Le kérosène des avions est complètement détaxé – soit 3 milliards d’euros qui manquent au budget et que l’État préfère prendre aux pauvres.
Surtout, les rentrées fiscales vont atteindre 1058 milliards d’euros en 2018. « Où va l’argent ? » se demandent beaucoup de gilets jaunes. Et nombreux sont ceux qui vont plus loin : il ne faut pas remonter le SMIC ou taxer autrement pour alléger le fardeau du peuple, il faut diminuer les dépenses de l’État et réduire la gabegie inhérente à la bureaucratie et à la distribution tous azimuts de l’argent public à ceux qui en méritent le moins.
Un conflit démarré dans l’improvisation qui peut durer, surtout si le pouvoir s’entête. Les Gilets jaunes ont aussi essaimé hors de France – en Wallonie, pour les mêmes raisons. La cause est la même : l’appauvrissement des travailleurs, qui ne peuvent encaisser en plus le surcoût du carburant. Les gamelles se vident, c’est le début de l’insurrection. D’autant que ceux d’en bas ne veulent plus payer toujours plus pour tout, et ceux d’en haut ne veulent plus les laisser bénéficier du peu de services publics, de droits sociaux et de réductions fiscales qui restaient hors des métropoles où se concentre l’argent dans les mains de la bobocratie – on est dans la situation que Lénine décrivait en 1920 (la maladie infantile du communisme) .
« Maintenant que c’est commencé, ça va durer », commente un routier. « Le problème, ce n’est pas que le carburant, c’est aussi le mépris de Macron et la pauvreté qui gagne. On ne peut plus continuer comme ça ». Et Macron ne peut pas revenir sur les taxes, pas plus que le « deep state » derrière sa bouille de gendre idéal : revenir sur les impôts nouveaux revient à énerver les créanciers d’une France qui vit à crédit (2300 milliards d’euros de dette, 99.8% du PIB), donc augmenter la charge de la dette, mais aussi ses sponsors politiques. Réduire le périmètre de l’État, c’est mettre à sec la bureaucratie, ainsi que les structures de contrôle des citoyens – élus, syndicats, partis, ordres, médias… qui n’ont pourtant pas réussi à empêcher la désindustrialisation, l’expatriation massive des jeunes, la casse sociale et le déclassement. Impossible pour Macron, dont les marges de manœuvre se réduisent à vue d’œil.
Louis Moulin
Photo : Breizh-info et Getty images
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