Il faut aller voir le très bon film de Nadine Labaki, Capharnaüm.
Vous suivrez Zain, un enfant d’une famille libanaise pauvre à travers ses pérégrinations dans les bas-fonds de Beyrouth. Beyrouth et ses quartiers pauvres sont parfaitement filmés : les dédales poussiéreux mais joyeux jusqu’aux confins de la précarité, la grande diversité des peuples et des personnes qui habitent par hasard la capitale du pays des Cèdres ou encore la circulation si singulière décrivent bien la réalité.
Les scènes de mendicité aussi. Les petites filles syriennes qui vendent des babioles avec un sourire éclatant existent vraiment. La protection de leurs frères face aux propositions lubriques est régulièrement rapportée. A Bourj Hammoud, quartier principalement chrétien, la prostitution comme seule remède à la misère est une violence que nos volontaires ont longtemps constatée. C’est bruyant Bourj Hammoud mais c’est aussi éclatant de vie et de trajectoires fascinantes.
Il est heureux que la réalisatrice soit libanaise. Elle évite tout ce qui serait faux : l’armée ne martyrise pas les sans-papiers, elle fait son travail. Le film montre bien qu’elle se plait à faire usage de la force sur les exploiteurs de la misère plutôt que sur les innocents. L’institution judiciaire est présentée sous un jour pitoyablement humain tout comme le reste de la société libanaise ( « Où sont tes parents ? », jeu de regards choqués des scènes d’isolement).
Une cinéaste » gauchiste » française aurait probablement commis une dénonciation de l’Etat. La réalisatrice libanaise montre à l’inverse que les failles de l’Etat sont mères de souffrance (absence de l’Etat civil, impossible gestion des flux de réfugiés, corruption généralisée dans le traitement des questions administratives) Décidément, c’est bien le laisser-faire qui opprime les pauvres.
Des pauvres, le film en parle justement. Ils ne sont jamais idéalisés. Mais les conséquences du dénuement s’accumulent comme des preuves à charge : vente/mariage d’une petite fille à peine pubère, travail des enfants, violence de l’ensemble des rapports sociaux, glissement de la débrouille au délit. Seule la nature humaine résiste timidement aux structures qui voudraient l’entraîner dans l’horreur : conscience du péril pédophile à chaque instant du film, énergie vitale de la domestique éthiopienne pour élever son fils illégitime, solidarité spontanée des enfants mendiants. On saura grâce à Nadine Labaki d’avoir décrit sincèrement la pauvreté de ces quartiers libanais : la vie y est périlleuse, mais la débrouille permet de manger à sa faim.
Il vaut mieux être réfugié syrien au Liban qu’enfant des bombes au Yemen ou victime silencieuse d’une famine africaine. Espérons que le regard accusateur des bonnes consciences françaises en tirera une conclusion : faire du « migrant », en France, un visage victime des pires douleurs est un mensonge et une insulte à ceux qui par le monde souffrent d’indescriptibles horreurs. Demandez un peu aux balayeurs népalais de Bagdad et aux esclaves philippines du Golfe ce qu’ils en pensent.
Un bidonville, c’est un toit. Un avis d’expulsion c’est une reconnaissance légale. Une aide alimentaire, c’est une occasion de se nourrir. C’est horrible mais c’est ainsi.
Reste le témoignage du petit Zain, emprisonné à Roumieh pour avoir poignardé le « mari » de sa jeune sœur, décédée puisqu’enceinte à douze ans. Il lance un appel depuis le quartier des enfants de la prison : un appel à la paternité responsable et à l’attention donnée à ses enfants. Pourquoi en veut-il à sa famille ? Il lui en veut de s’abandonner à la seule fatalité, à la dictature du « inch’Allah ». Lui-même a dû s’occuper du nourrisson d’une bonne éthiopienne incarcérée alors que son fils est âgé d’à peine un an. Mais l’Ethiopienne prie, elle brûlait de l’encens au-dessus de son fils à chaque fois qu’elle quittait la maison. Elle place sa foi dans la providence, pas dans l’aboulie. Le film se clôt sur son fils incroyablement retrouvé dans la salle d’attente du Rafic Hariri International Airport.
Nadine Labaki a réalisé un très bon film sans romantisme de la misère, ni mystique des laissés pour compte. Elle socialise le regard sur les mauvais traitements infligés aux enfants et l’incidence de la grande pauvreté sur la construction d’une vie. Ni individuelle, ni sacrée, la pauvreté est décrite pour ce qu’elle est, violente. Les spectateurs français pourraient en tirer une leçon. Leurs émotions et leurs principes moraux si promptement brandis ne sont rien sinon une manière obscène de se dissimuler la souffrance brute, réaliste. C’est de cette confrontation à la souffrance que peuvent naître les réponses au scandale de la misère. Pas de la contemplation béate de la misère pour elle-même.
Charles de Meyer
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