Par Jean-Yves Le Gallou ♦ A quelques jours du centenaire de l’armistice du 11 novembre 1918, Emmanuel Macron a entrepris « une itinérance mémorielle » (sic) pour « partir à la reconquête de l’opinion » (re-sic). Il accorde à la presse régionale des régions visitées d’importants entretiens… pour justifier la hausse des taxes sur les carburants. Ainsi les Poilus ne sont pas sacrifiés pour rien : ils servent de marchepied à la communication du Narcisse mondialiste qui tient lieu de président aux Français. La commémoration de la guerre de 1914 aura ainsi été un échec total, du début jusqu’à la fin.
Dans un chapitre de son nouveau livre Européen d’abord, essai sur la préférence de civilisation, Jean-Yves Le Gallou en discerne les causes. Extraits exclusifs.
Polémia
« Voici un siècle que la Grande Guerre s’est déroulée et sa commémoration a été étrange, entre occultation et déformation. La guerre de 1914-1918 constitue pourtant la dernière grande victoire française. C’est aussi le plus grand sacrifice de soldats que la France ait connu : 1,4 million de morts en seulement quatre ans. Quel Français de souche n’a pas son patronyme inscrit sur le monument aux morts de sa ville, de son bourg, de son village ? Sur l’un des 35 000 monuments aux morts de France, tout Français de souche trouve le nom de l’un – ou de plusieurs – de ses grands-pères, arrière-grands-pères, trisaïeux, oncles ou cousins. Et pourtant…
Centenaire de 1914 : où sont passés nos héros ?
Entre 2014 et 2018, quatre ans se sont écoulés sans qu’aucun grand événement commémoratif digne de ce nom n’ait eu lieu. Rien ou presque rien en librairie à part le monumental 300 jours de Verdun du Service historique de la Défense, et la réédition, accompagnée d’un appareil critique, de Ceux de 14 de Maurice Genevoix.
Rien ou presque rien au cinéma à part Les Gardiennes, de Xavier Beauvois, hommage aux femmes qui, aux champs, à l’étable, avaient pris la relève des hommes partis au front, et hormis l’adaptation par Albert Dupontel du Goncourt 2013, Au revoir là-haut, de Pierre Lemaître. Un livre également transposé en bande dessinée. Bon livre, bonne BD, bon film au demeurant. Mais noirs, infiniment noirs. Les personnages centraux : un officier qui assassine ses hommes puis organise un trafic sur les cercueils des héros morts ; une « gueule cassée » qui invente une arnaque aux marchés publics sur les monuments aux morts ; des politiciens véreux.
Un épisode réel propice à un long métrage burlesque, certes, mais quid des héros ? Quid de la glorification – ou du simple hommage – à ceux qui ont fait le sacrifice de leur vie pour leur patrie ?
Quid de Guynemer et des « chevaliers du ciel » ? Quid des héros anonymes de Verdun ou des Éparges ? Quid des écrivains tués au feu comme Charles Péguy ou Alain-Fournier ? Quid des parlementaires abandonnant le confort des assemblées pour la boue des tranchées comme le colonel Driant, tué à la tête de ses deux bataillons de chasseurs au bois des Caures à l’aube de la bataille de Verdun ? Ce n’était manifestement pas des sujets d’inspiration, en tout cas pas des sujets finançables.
Les héros français ? Pas « bankables », comme disent qui s’y connaissent en « biopics » – en films biographiques –, les producteurs, la commission de l’avance sur recettes du Centre national de la cinématographie, les chaînes de télévision… Le patriotisme, c’est le nationalisme, et « le nationalisme, c’est la guerre », comme l’a dit François Mitterrand dans l’enceinte du Parlement européen, en janvier 1995.
Le choix de glorifier « la gouvernance mondiale »
Quant aux commémorations officielles, la principale, celle de Verdun précisément, a fait l’objet d’un sabotage organisé. Avec l’invitation du rappeur Black M – Alpha Diallo pour l’état civil – qui souleva une polémique nationale et fut heureusement sorti du jeu par la campagne d’esprit identitaire conduite contre sa présence sur les réseaux sociaux.
Après quoi les Français assistèrent, médusés, au spectacle de jeunes Européens courant sur les tombes ! Une commémoration à l’opposé de ce que les font les Russes avec le défilé du Régiment immortel : les descendants des soldats morts ou ayant servi dans l’armée soviétique pendant la Deuxième Guerre mondiale processionnent avec le portrait d’un de leurs ancêtres.
Les raisons de cette commémoration ratée sont nombreuses.
La première explication renvoie à l’idéologie dominante. Commémorer dignement la guerre de 1914 serait revenu à transmettre la mémoire française. A rappeler le sacrifice de tout un peuple venu des profondeurs de nos provinces enracinées, à commencer par la Bretagne et par la Corse. A rappeler aussi le sacrifice des officiers dont le taux de pertes au feu fut encore plus élevé que celui des soldats. Et celui des députés qui quittèrent le confort de leurs sièges pour aller au front : dix–sept n’en revinrent pas, dont les sièges, dans l’hémicycle, demeurèrent « voilés de crêpe noir et ornés de leur écharpe tricolore » jusqu’à la fin de la législature. A rappeler enfin qu’à côté des horreurs de la guerre, ce sont l’esprit de sacrifice et l’héroïsme qui prévalurent.
Pas très « tendance », comme on dit 2018, car, comme l’a fort bien analysé le philosophe Robert Redeker, « les héros [de 1914] sont changés en victimes de la guerre par un tour administratif de rhétorique. Leur héroïsme guerrier est nié. Leur sens des valeurs patriotiques est gommé. L’hommage qui leur est rendu les tue une seconde fois en effaçant de l’histoire leur sacrifice ».
Ainsi l’Elysée a-t-il voulu que la commémoration de la Grande Guerre soit axée sur le centenaire de l’armistice, la date du 11 novembre 2018 ayant été délibérément choisie pour l’ouverture du Forum de Paris sur la paix, qui a « vocation à devenir le rendez-vous annuel des projets, idées et initiatives en matière de gouvernance mondiale » et dont le postulat est que « paix et gouvernance mondiale sont liés ».
2014-2018 : quatre années de malaise, pourquoi ?
Ces raisons sont fortes mais elles ne suffisent pas à expliquer l’impression de malaise qui a accompagné ces quatre années de commémoration. Car aucun angle de traitement n’était parfaitement satisfaisant.
La Grande Guerre s’acheva par une victoire française, bien sûr, mais ce fut aussi la dernière. Et c’est une victoire dont la France ne s’est jamais relevée.
La Grande Guerre fut aussi une guerre civile européenne. Nos peuples se sont jetés les uns contre les autres pour leur plus grand malheur et celui de leur civilisation.
La Grande Guerre, ce fut aussi la fin d’un monde, avec l’effondrement des grandes monarchies (Empire allemand, Empire austro-hongrois, Empire russe, Empire ottoman) et la disparition de l’ordre westphalien d’équilibre des nations. Ainsi appelé en raison des traités de Westphalie de 1648, l’ordre westphalien avait garanti, jusqu’à la Révolution française puis de nouveau à partir de 1815, les principes d’équilibre des puissances, d’inviolabilité de leurs frontières et de non-ingérence.
La France, victorieux « soldat du droit », fut elle aussi profondément ébranlée par la Grande Guerre. Le nationalisme républicain et l’héroïsme patriotique ne sortirent pas indemnes d’une guerre industrialisée où les deux tiers des tués l’avaient été par éclats d’obus : de quoi conforter le pacifisme de soldats devenus « chair à canon ». La littérature d’après-guerre a souvent exprimé ce point de vue : Le Feu d’Henri Barbusse, Voyage au bout de la nuit de Céline et, à un moindre degré, Les Croix de bois de Roland Dorgelès et Ceux de 14 de Maurice Genevoix.
Dans Le Siècle de 1914, Dominique Venner discerne dans la guerre de 1914 la fin d’un monde régi par les valeurs de la tradition et son remplacement par les luttes idéologiques. Quatre idéologies naîtront sur les ruines laissées par la Première Guerre mondiale : le fascisme, le national-socialisme, le communisme, le mondialisme marchand américain. Un siècle plus tard, seul le dernier survit dans une Europe qui ne semble pas remise d’un traumatisme vieux d’un siècle et dont beaucoup d’auteurs contemporains avaient perçu d’emblée l’ampleur, ce qui les avait conduits à placer leur réflexion à l’échelle de la civilisation plus encore qu’à celle de l’histoire.
La civilisation : un thème qui va traverser le siècle, l’irriguer et qui est plus que jamais au cœur des préoccupations en ce début de XXIe siècle.
« Une civilisation a la même fragilité qu’une vie »
Dès 1919, dans La Crise de l’esprit, Paul Valéry pose le débat dans une phrase restée célèbre : « Nousautres, civilisations, noussavonsmaintenantquenoussommesmortelles. » La suite est moins connue : « Elam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les œuvres de Méandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux. »
En 1920, le géographe Albert Demangeon lui fait écho dans Le Déclin de l’Europe et affirme de manière prophétique : « Il faudrait se souvenir que la dernière guerre a ruiné l’Europe entière pour de longues années et que notre civilisation ne pourrait certainement pas en supporter une nouvelle. »
De l’autre côté du Rhin, Oswald Spengler publie, en 1918 pour la première partie, en 1922 pour la seconde, Le Déclin de l’Occident. Se plaçant à l’échelle du monde, il analyse les grandes cultures comme des systèmes vivants qui grandissent et s’étendent puis qui meurent quand elles perdent leur cohérence et leur vitalité. Parue entre 1934 et 1961, L’Etude de l’histoire, de l’historien britannique Arnold J. Toynbee, s’intéresse aux civilisations plus qu’aux Etats-nations ou aux ethnies. Pour lui, les civilisations croissent quand elles savent relever des défis… et disparaissent dans le cas contraire : « Les civilisations meurent par suicide, non par meurtre. » Phrase ô combien prémonitoire !
En 2013, un an avant le centenaire de 1914, l’historien Jean-Jacques Becker consacrait un ouvrage à la Grande Guerre qu’il intitulait… Comment meurent les civilisations. »
Jean-Yves Le Gallou
Jean-Yves Le Gallou, ENA, inspecteur général de l’administration (ER), ancien député européen est le président de Polémia. Essayiste il a publié de nombreux ouvrages dont « La Tyrannie médiatique » et « Immigration : la catastrophe, que faire ? ». Jean-Yves Le Gallou présente chaque semaine sur TVlibertés i-média, émission d’analyse critique des médias
Source : Polemia
Illustration : Mathurin Méheut