Il avait annulé son concert d’octobre 1941 à Nantes, à la suite de l’exécution de 27 otages à Châteaubriant, et de 21 autres à Paris et Nantes (ils furent 48 au total, et non 50). «Il», le pianiste Alfred Cortot, revint à Nantes le 16 février 1942, au théâtre Graslin, pour un concert consacré à Chopin. Avant la guerre, et pour toute la planète musicale, il était déjà une légende vivante, comme le seront Arturo Benedetti Michelangeli ou Sviatoslav Richter dans les années 1960-1980. Aujourd’hui, le jeune pianiste russe Daniil Trifonov, né en 1991 et qui semble emprunter la même voie réservée aux pianistes superlatifs, ne tarit pas d’éloges à propos de son prédécesseur décédé en 1962, dont il ne connaît guère, outre les partitions de travail, que des enregistrements réédités.
Familier des compositeurs bretons
Pourquoi Cortot est-il encore si influent à Moscou et si méconnu en France ? La réponse est simple : bien que cofondateur en 1919 de l’École Normale de Musique (ENM) où fut formée une bonne partie du gratin musical européen, il fut honni pour avoir participé en 1941-1944, par pur patriotisme, à l’organisation de la vie musicale en France occupée. Et vilipendé après la guerre, au point qu’à partir de 1946 les musiciens d’orchestre syndiqués refusèrent de jouer dans tout concert symphonique auquel Cortot participerait sur le territoire français.
Une biographie très fouillée vient de paraître, signée François Anselmini et Rémi Jacobs, rendant justice à cet éminent musicien qui fut aussi un professeur d’exception. Quant à ses liens avec ses confrères bretons, il faut rappeler que, dès l’enfance, il participa, avec le jeune malouin Louis Aubert, à la création française du Stabat Mater de Palestrina. Dans les années 1900, Cortot donnait à entendre, dans des concerts gratuits, les partitions de compositeurs de l’heure, dont celles de Paul Ladmirault, futur responsable du Conservatoire de Nantes, alors inconnu à Paris. Plus tard, il favorisera la création à l’Opéra-Comique du Rossignol de Saint-Malo (1942), une fantaisie lyrique du compositeur trégorrois Paul Le Flem. Il conservera par ailleurs à son répertoire de pianiste soliste la Sérénade Champêtre et la Fantaisie en ré majeur de Guy Ropartz.
Répétiteur de chœurs à Bayreuth en 1896-98, Cortot se fit aussi chef d’orchestre et dirigea, entre 1900 et 1904, une partie encore méconnue en France du répertoire wagnérien, dont Tristan et Parsifal à propos duquel Debussy le reconnaît « parfait musicien ». A quoi il faut ajouter les Concerts Brandebourgeois de Bach ou une révélation, celle de l’Orfeo (1607) de Monteverdi. L’entreprise des Concerts Cortot tournant court, il se consacra bientôt à sa carrière de pianiste, tout en enseignant au Conservatoire de Paris jusqu’en 1917.
Après 1919, il modifie les orientations de l’enseignement musical français, en intégrant au cursus de l’ENM l’histoire des arts, la gymnastique rythmique et la pratique des langues. Ce travail très prenant est doublé d’une mission diplomatique, à la direction du service de propagande artistique à l’étranger, dépendant du ministère des Beaux-Arts, où il fut nommé en 1917 par le gouvernement Poincaré.
Une belle devise : «Plus est en nous ! ».
Il y fut rappelé en 1940, le service étant alors dirigé par l’historien Philippe Erlanger, initiateur du Festival de Cannes en 1939, bientôt remplacé par Louis Hautecœur, professeur aux Beaux-Arts et à l’École du Louvre. Cortot y encourage la création de Maisons de Jeunes où seraient favorisées les chansons de terroir et de métier, les danses et légendes régionales, les projections de tableaux, les initiatives théâtrales, les auditions musicales et l’apprentissage choral. Il résumait en quelques mots l’ambition de ses réformes en direction de la jeunesse : « Apprendre à regarder, à entendre, à comprendre. Et adopter une belle devise : ‘Plus est en nous !’ ».
Les projets de Cortot relatifs à la réorganisation des conservatoires, des formations orchestrales, des scènes lyriques ou des diplômes d’enseignement musical datent de 1941. Ils attendront le gaullisme, le compositeur Marcel Landowski et l’administration Malraux pour commencer à être mis en œuvre vingt ans plus tard.
En 1943, Cortot fut sollicité pour présider un Comité national pour l’Art musical. Il s’entoura de compétences telles que Germaine Lubin pour le chant, Henri Rabaud pour la composition, Paul Paray ou Charles Münch pour la direction d’orchestre. Après la guerre, Lubin qui avait chanté Isolde à Bayreuth en 1939, et à nouveau à l’Opéra de Paris en 1941 sous la direction de Herbert von Karajan, sera emprisonnée trois ans durant et frappée d’indignité nationale. Les compositeurs furent plus chanceux. Parmi ceux qui bénéficièrent de commandes officielles (Henri Sauguet, Henri Dutilleux, Paul Le Flem, Maurice Duruflé, Georges Auric), leur appartenance parallèle au Front national des musiciens (association dotée d’une charte d’indépendance) les protégera au moment de l’épuration. Ce ne fut pas le cas pour Florent Schmitt ou Max d’Ollone qui, tout deux, avaient enseigné la composition au Conservatoire ou à l’ENM, et s’étaient placés dans le sillage des organisations de Cortot.
Comme eux, Alfred Cortot eut à subir deux procès en 1945, l’un engagé devant la justice ordinaire, l’autre devant les comités professionnels d’épuration. Celle-là étant surchargée, et les causes n’étant guère plaidables, ce furent surtout ceux-ci qui eurent à montrer leur capacité de nuisance, les syndicats d’instrumentistes empêchant Cortot de jouer, après une année d’interdiction de scène, des concertos en public. Le pianiste s’exila en Suisse et engagea nombre de tournées en Europe, aux États-Unis, et au Japon où il était adulé. Il mourra à Lausanne en 1962, privé d’une grande partie de ses moyens techniques par des maladies articulaires.
L’héritage de Cortot
En quoi consiste l’héritage interprétatif de Cortot, qui en fait encore une référence chez les instrumentistes pour ses interprétations de Chopin ou de Schumann ? Il y eut bien sûr ses élèves qui transmirent un flambeau, les premières, celles du Conservatoire au début des années 1900 : Clara Haskil, Yvonne Lefébure, Marcelle Meyer, Gaby Casadesus, ou l’immense Vlado Perlemuter. Il faut encore compter avec ceux passés par l’École Normale après 1919, les admirables Samson François et Dinu Lipatti, ou Reine Gianoli, Hélène Boschi et Thierry de Brunhoff. Nul ne forme autant d’interprètes internationaux sans les mener, au-delà de la technique, vers le plus important : eux-mêmes, au cœur de la musique.
Subsiste chez eux, et encore dans les nouvelles générations, une ‘manière Cortot’, sensible par exemple à l’articulation mélodique des thèmes, à la manière de les chanter. Le pianiste contemporain Philippe Cassard loue chez Cortot un sens de « la ligne mélodique qui semble infinie ». Il suffit, pour l’entendre, d’écouter son enregistrement (1957) de la Berceuse de Chopin. Nombre de ses élèves héritèrent de cette attention-là, que révèle par exemple une audition comparée, par Cortot (1935) et par Haskil (1955), des Kinderszenen de Schumann, aux thématiques initiales suspendues dans le mystère.
De plus loin, cet héritage s’entend encore chez des modernes qui ont profité des enregistrements de Cortot. Un seul exemple : le largo de la 3ème Sonate de Chopin. Entre Cortot (1933) et le très jeune Trifonov (2010), à près de quatre-vingts ans de distance, la leçon est toujours d’actualité : comment tenir une phrase de 27 mesures, sans en éteindre ni en épuiser la mélodie ? C’est toute la tâche d’une écriture musicale aux pluralités infinies, que Cortot ne manqua jamais de servir de son mieux, et de transmettre à ses élèves. Ce que la récente biographie à lui consacrée rappelle avec justesse, et une remarquable précision dans les contextes historiques et sociaux.
Jean-François Gautier
Anselmini et Jacobs, Alfred Cortot, Fayard, 2018, 26 euros.
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