Le mécanisme de la question préjudicielle, qui permet à n’importe quel tribunal de se tourner vers la CJUE pour demander une interprétation du droit européen, est instrumentalisé par des juges polonais en lutte contre les réformes de l’institution judiciaire votées par le parlement.
C’est un petit groupe de juges de la Cour suprême polonaise qui a ouvert le feu au tout début du mois d’août en envoyant une première question préjudicielle à la Cour de Justice de l’UE. Depuis d’autres juges de tribunaux de niveau inférieur se sont mis à faire de même. La méthode consiste à utiliser une affaire en cours d’examen pour demander à la CJUE si les nouvelles lois polonaises réformant la justice, votées par la majorité PiS au parlement, garantissent le respect du droit européen. Autant dire que cette question à la CJUE, que l’on appelle « question préjudicielle »1, n’a pas grand-chose à voir avec l’affaire concernée.
En ce qui concerne celle envoyée par la Cour suprême le 2 août, les juges à l’origine de cette question préjudicielle ont en outre eu la prétention de suspendre certains paragraphes des lois adoptées par le parlement, alors que la Constitution polonaise ne leur reconnaît absolument pas un tel pouvoir. Mais ces juges se sont appuyé sur la jurisprudence de la CJUE selon laquelle une question préjudicielle devrait pouvoir avoir un effet suspensif sur les lois nationales pour que la réponse apportée par les juges de Luxembourg à ces demandes aient un sens.
Précisons ici que, en Pologne, la Cour suprême n’est pas le Tribunal constitutionnel, seul habilité à invalider des lois votées par le parlement. C’est une cour de cassation en matière civile et pénale et pour le droit du travail, et elle peut uniquement préciser la juste interprétation des lois à l’intention des tribunaux de niveau inférieur, dont elle assure la supervision. Quand on a pu voir début août dans les médias occidentaux que la Cour suprême avait envoyé une demande à la CJUE concernant la conformité avec le droit européen des réformes de la justice du PiS, c’est en réalité sept juges de sa Chambre du Travail et des Assurances sociales (sur 72 juges actifs de la Cour suprême à ce moment-là) qui ont adressé cinq questions à la cour européenne. Pour dire les choses simplement, ces sept juges, dont deux ont atteint l’âge de 65 ans, ont estimé qu’il fallait que la CJUE se prononce sur la validité de l’abaissement de l’âge de la retraite des juges de 70 à 65 ans à la lumière du droit européen, et notamment à la lumière de l’article 47 (« Droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial ») de la Charte des droits fondamentaux de l’UE. C’est l’article sur lequel porte chacune des cinq questions posées à la CJUE par ces sept juges. L’affaire censée motiver ces cinq questions concerne, tenez-vous bien, l’obligation de payer les cotisations de sécurité sociale lorsqu’un Polonais a une entreprise en Tchéquie ou en Slovaquie. Les questions posées à la CJUE par les sept juges (sur 72) de la Cour suprême polonaise n’ont donc rien à voir avec le fonds de l’affaire, mais c’est à ce titre que ces sept juges s’arrogent le droit de suspendre l’application de certains paragraphes de la loi et notamment celui qui aligne l’âge de la retraite des juges sur le régime général.
La loi polonaise continue bien entendu de s’appliquer, car dans le cas contraire la Pologne ne serait plus une démocratie parlementaire mais une dictature des juges. La présidente du Tribunal constitutionnel a elle-même clairement dit que ces sept juges de la Cour suprême avaient agi en violation de la constitution et du code de procédure civile, et elle a rappelé que la constitution et les lois de la République de Pologne ne donnent pas à la Cour suprême de compétence pour suspendre l’application de dispositions de la loi.
Mais il semble en fait qu’il s’agisse d’une opération volontaire et coordonnées d’une minorité de juges qui cherchent ainsi à bloquer les trois grandes réformes de l’institution judiciaire votées par le parlement polonais : la réforme de la Cour suprême (qui avait visiblement bien besoin d’être réformée), la réforme du Conseil national de la magistrature (KRS) et la réforme des tribunaux de droit commun. En effet, au mois de juin le site d’information wPolityce.pl dénonçait l’organisation par le conseil des avocats de Varsovie (ORA), l’association de juges Iustitia (très engagée politiquement contre le PiS) et la Fondation Helsinki des Droits de l’homme (financée entre autres par l’OSF de George Soros) de formations pour expliquer aux juges comment ils pouvaient justement, par l’envoi massif de questions préjudicielles à la Cour de Justice de l’Union européenne, conduire au blocage des nouvelles lois votées par le parlement !
La même organisation de juges Iustitia avait appelé, sans succès, au boycott de la procédure de recrutement de 44 juges de la Cour suprême annoncée au Journal officiel par le président de la République Andrzej Duda, toujours dans le cadre de la réforme de cette institution. La Cour suprême a en effet vu une partie de ses juges partir à la retraite et elle a de nouvelles chambres, en particulier une chambre disciplinaire qui sera chargée de sanctionner les juges qui commettraient des abus, ce qui serait une véritable nouveauté dans ce pays où, depuis la chute du communisme, les juges indélicats ne comparaissaient jamais que devant leurs pairs nommés par d’autres juges et étaient assez systématiquement protégés par l’esprit de corporatisme de la profession. Avec la réforme du Conseil national de la magistrature qui compte 15 juges sur 25 membres, ces 15 juges sont désormais choisis par le Parlement et non plus par d’autres juges. Or c’est ce Conseil national de la magistrature qui choisit les candidats à la Cour suprême à présenter au président de la République.
Le juge Igor Tuleya du tribunal de Varsovie est lui aussi connu depuis plusieurs années pour son militantisme politique contre le PiS. Dans une affaire criminelle concernant des gangsters jugés pour des faits de criminalité organisée, ce juge s’est lui aussi tourné début septembre vers la CJUE (ce qui a eu pour effet de suspendre le procès des gangsters) pour lui demander si le droit de l’UE qui impose aux États membres de donner à chaque citoyen un droit de recours contre les décisions de justice ne serait pas par hasard incompatible avec les nouvelles dispositions légales qui « suppriment les garanties de procédure disciplinaire indépendante à l’encontre des juges en Pologne ». Ce qu’il appelle suppression d’une procédure disciplinaire indépendante, c’est donc le fait que le Conseil national de la magistrature, qui choisit les candidats à la nouvelle chambre disciplinaire de la Cour suprême, n’est plus dominé numériquement, depuis les réformes du PiS, par des juges nommés par d’autres juges mais par des juges nommés par le Parlement.
Une partie de l’opposition et certains juges considèrent pour cette raison que cette réforme est contraire à la constitution polonaise, mais si c’est le cas ce serait au Tribunal constitutionnel d’en juger. Les mêmes estiment cependant que ce Tribunal n’est plus indépendant depuis sa réforme par le PiS et le conflit autour de la nomination de ses juges. C’est le même argument qui est avancé par la Commission européenne quand elle décide de s’ériger elle-même en une sorte de cour constitutionnelle pour la Pologne, même si les traités européens ne le lui permettent en principe pas. Partant de ce prétexte, l’opposition parlementaire et les juges contestataires de la Cour suprême se tournent vers les institutions européennes, qui ne sont pas compétentes pour ces questions, alors qu’elles auraient le droit de saisir le Tribunal constitutionnel polonais, seul compétent. Précisons par ailleurs que si la Constitution polonaise indique clairement que le Conseil national de la magistrature doit toujours compter 15 juges parmi ses 25 membres (art. 187. 2), elle ne précise pas par qui ces 15 juges doivent être nommés et elle indique au contraire que c’est au parlement de définir, par une loi, le mode de nomination des membres du Conseil national de la magistrature (art. 187. 4). Ces dispositions de la constitution polonaise sont très claires pour toute personne de bonne foi qui sait lire la langue polonaise, ce qui n’est assurément pas le cas du premier vice-président de la Commission européenne Frans Timmermans qui mène les deux procédures en cours au titre de l’article 7 du Traité sur l’UE contre la Pologne (devant le Conseil et devant la Cour de Justice, cette deuxième procédure en étant encore, au 14 septembre, à l’étape préliminaire des injonctions adressées au gouvernement de Varsovie).
Comme les sept juges de la Cour suprême, le juge Tuleya a, dans sa question préjudicielle à la CJUE, invoqué la Charte des droits fondamentaux, jointe aux traités européens avec la signature du Traité de Lisbonne. Dans une autre affaire concernant un litige financier entre la ville de Łódź et le voïvode (équivalent d’un préfet) de la région, le tribunal de Łódź a lui aussi, pour reprendre les mots de son service de presse, invoqué la Charte des droits fondamentaux et « décidé d’adresser une question préjudicielle en relation avec le nouveau système disciplinaire fortement politisé concernant les juges, et en relation avec les lois sur le fonctionnement des tribunaux de droit commun, la Cour suprême et le Conseil national de la magistrature ». Le prétexte invoqué, c’est que si le tribunal de Łódź rend un jugement défavorable à l’État, les juges à l’origine du jugement pourraient faire l’objet « d’une procédure disciplinaire motivée politiquement ».
On voit mal comment le gouvernement de Mateusz Morawiecki pourrait y arriver simplement parce que le parlement a nommé des juges au Conseil de la magistrature qui a lui-même présenté au président de la République les candidats à la Chambre disciplinaire de la Cour suprême et que le président a ensuite nommé les candidats qu’il acceptait (sans pouvoir ensuite les révoquer). Ce qui est clairement motivé politiquement, ce sont les questions préjudicielles du Tribunal de Łódź, du juge Tuleya de Varsovie, des sept juges de la Chambre du Travail et des Assurances sociales de la Cour suprême, ainsi que d’autres tribunaux polonais qui ont décidé ces derniers temps d’inonder, comme leur proposait de le faire en juin trois organisations militantes, la Cour de Justice de l’Union européenne de questions préjudicielles dans le seul but de bloquer l’application des lois votées par le parlement.
Par ailleurs, en invoquant la Charte des droits fondamentaux contre leur pays (comme l’a fait aussi la Commission européenne), ces juges agissent comme s’ils considéraient comme nul et non avenu le Protocole n° 30 qui accompagne cette charte et qui stipule clairement que « la Charte n’étend pas la faculté de la Cour de justice de l’Union européenne, ou de toute juridiction de la Pologne ou du Royaume-Uni, d’estimer que les lois, règlements ou dispositions, pratiques ou actions administratives de la Pologne ou du Royaume-Uni sont incompatibles avec les droits, les libertés et les principes fondamentaux qu’elle réaffirme. » Cette exemption avait été obtenue par Londres et Varsovie lors des négociations sur le Traité de Lisbonne. On voit aujourd’hui combien les deux capitales avaient raison de craindre des recours abusifs à cette charte.
Logiquement, la CJUE devrait repousser toutes ces demandes préjudicielles, mais l’expérience passée montre que les juges de Luxembourg savent aller très loin dans l’interprétation des traités européens pour pousser l’UE sur la voie du fédéralisme et étendre les compétences de Bruxelles aux dépens des États. Leur réaction est donc à suivre de près par tous les Européens, car si la CJUE devait donner raison à ce groupe de juges polonais en rébellion ouverte contre leur propre démocratie parlementaire, cela aura des implications très graves en termes de souveraineté et de démocratie pour tous les États membres de l’UE. Va-t-on s’orienter progressivement vers une dictature des juges ou saurons-nous rétablir, comme s’y efforce la Pologne, un contrôle démocratique sur un troisième pouvoir toujours plus expansif ?
1 Définition de la question préjudicielle sur Wikipédia : La question préjudicielle assure l’application unitaire et correcte du droit de l’Union (article 267 TFUE). Les juridictions nationales peuvent, avec la question préjudicielle, poser des questions sur l’interprétation du droit de l’Union ou la validité de la jurisprudence de la Cour. Le juge doit renvoyer une disposition pour interprétation lorsqu’elle est obscure et pose un important problème d’interprétation.
Par Olivier Bault.
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